J'étais un type qui ne parlait plus beaucoup à sa femme, se rasait intégralement le corps, s'endormait chez son psy, s'immergeait au fond des piscines, rêvait de son frère se faisant circoncire chez les Himbas et ne parvenait plus à écrire. Personnellement, je n'y voyais rien d'inquiétant, mais en homme qui ne sait pas lire le ciel, j'ignorais ce qui m'attendait.

Et sur cette sibylline présentation, le lecteur non plus n'imagine même pas sur quoi il va tomber au fil trop rapide des pages. David Thomas nous offre là une petite histoire qui ne mange pas de pain, qui ne prend pas la tête et surtout est très très plaisante à lire. Sans effets de style inutile, dans un langage des plus simples (ça fait du bien de temps en temps aussi) mais cachant par-ci par-là une poésie délicate, on se trouve embarqué aux côtés d'Adrien Lipnitsky, écrivain de son état dans sa quête de son frère, Paul, perdu de vue depuis longtemps. Adrien ne sait comment combler ce vide, expliquer le mystère de la disparition de ce frère voyageur insatiable si admiré.

C'est aussi le moment où Adrien trouve bon de quitter un temps – qu'il espère pas trop long – Sarah sa femme qu'il aime tant. Adrien et son couple ne sont pas en très grande forme.
Il en profite pour faire le point sur ses relations avec son père, joueur invétéré son éternel Paris-Turf sous le bras, sa mère travaillant pour combler les pertes de son mari et s'occuper de la maisonnée. Elle s'échappe en lisant comme une perdue et demande à son écrivain de fils d'être aussi bon que Dostoïevski, Tolstoï ou bien d'autres de cette trempe.

Adrien part donc rouler dans une vieille Ford orange et se perdre au milieu des forêts et lacs de Suède. Et dans le silence d'une clairière peut-être trouvera-t-il son frère, un sens à sa vie, à ses amours ?

Si j'ai retrouvé avec plaisir l'humour de l'auteur, j'ai franchement adoré la façon de trousser les lettres d'amour. Il est de ces courriers que l'on aimerait trouver un jour dans sa boite (Soupirs ! ) Un de ces textes à la fois loufoque et tendre à souhaits. J'ai aussi aimé l'imagination d'Adrien se mettant en scène et brodant sa réponse à la question de son éditeur : alors quel est le sujet de votre nouveau roman ? Et là, on assiste halluciné à un exercice désopilant autant qu'hallucinant. Excellente façon d'épingler ce milieu si particulier qu'est le monde de l'édition, les relations écrivain-éditeur. On ne règle pas ses comptes mais on ne mâche pour autant pas ses mots. D. Thomas a dû s'amuser comme un petit fou sur ce morceau qui vaut vraiment le détour à lui tout seul. Je ne vous en dis pas plus sinon ce serait gâcher le plaisir futur.

Franchement, j'ai aimé ce premier roman frais comme une petite pluie de printemps. La seule réserve émise est que c'est beaucoup trop court. J'aurai aimé rester plus longtemps encore aux côtés de ce drôle d'Adrien.

A découvrir, savourer, offrir en attendant patiemment – sans pluie si possible, quoique – le prochain ouvrage de cet auteur à suivre attentivement.

Du même auteur : Je n'ai pas fini de regarder le monde, La patience des buffles sous la pluie

Dédale

Extrait :

Je suis resté un moment à chercher quelle part de responsabilité j'avais dans cette situation. J'ai pensé à ces temps qui semblaient si lointains où, Sarah et moi, nous ne doutions de rien. J'ai revu Sarah, nue, après que nous avions fait l'amour, me parler longuement et passionnément du premier roman que j'avais écrit et qui ne trouverait pas d'éditeur. À l'époque, elle se figurait s'être offerte à un homme qui allait sans nul doute connaître le succès, qui tutoierait les célébrités, irait dîner chez des écrivains-journalistes germanopratins à cheveux longs, qui aurait droit à des pleines pages dans les quotidiens et serait invité aux émissions du samedi soir des chaînes hertziennes. Elle s'était imaginé que cent mille exemplaires vendus à chaque livre, plus les poches, plus les traductions, plus les adaptations au cinéma, feraient beaucoup de vestes Paul Smith, beaucoup d'écharpes en cachemire, de souliers Berluti et de chemises Charvet, beaucoup de Mini Cooper, de vernis à ongles, de cocktails, de restaurants à quatre vingts euros par personne, de couverts en argent, beaucoup d'intelligence, d'importance, de « tout de même », de sourires finement dentés, de « merde quoi » et d'idées reçues… Mais rien, absolument rien de ce qui peut être ingrat, décevant, laborieux, frustrant, illusoire, inutile et névrotique dans l'écriture ne lui avait traversé l'esprit. Sarah s'était fait une idée romanesque des écrivains, avec tout ce mystère surévalué qu'on leur prête, « mais où va-t-il chercher tout ça ? », sans jamais envisager un seul instant qu'il pouvait en être autrement. J'avais fait ce choix, je m'y tenais, voilà tout. Pour le plaisir de réussi une phrase comme on réussit une sauce et pour donner un sens à ma vie. Mais ma femme, maintenant confrontée à la réalité peu sexy de ce choix, en avait assez. Je comprenais parfaitement combien elle pouvait être lasse et déçue. Je comprenais parfaitement l'amer ressentiment qui la rongeait. Sarah me faisait penser à ces entraîneurs qui reviennent de Deauville avec un yearling sur lequel ils avaient mis tous leurs espoirs et qui, après plusieurs années d'entraînement intensif, de soins méticuleux, d'attention affectueuse et de projections égotiques, son confrontés à l'implacable réalité des tiercés.
Moi aussi, ce soir-là, j'aurais aimé écrie des livres à succès qui nous rapportent de quoi vivre pendant dix ans. Pas pour la gloire, qui ne me rendra jamais mon sommeil ni mon frère. Pas pour l'argent, car je me contente de peu. Mais simplement pour claquer le beignet à cette peste qui avait des rêves de midinette, ne me faisait plus bander, m'emmerdait à longueur de journée, me prenait pour un con et pour qui j'éprouvais encore un amour indéfectible.

Un silence de clairière
Un silence de clairière de David Thomas - Éditions Albin Michel - 172 pages