Avec cette écriture majestueuse qui le caractérise, Erri de Luca, l’auteur de Trois chevaux ou de Montedidio nous livre ici un récit profond et poétique.
Erri de Luca, tout à tour maçon sur des chantiers en France, en Afrique et en Italie, manutentionnaire à Catane, et chauffeur de convois humanitaires dans la Bosnie en guerre des années 1990, se consacre à l’écriture à partir de 1996. Son œuvre, d’influence autobiographique, invite à la méditation. Elle est très largement traduite, notamment en français, où il obtient le prix Femina du roman étranger pour Montedidio en 2002.
J’ai fait le plus vieux métier du monde. Pas celui de la prostituée, mais l’équivalent masculin, l’ouvrier, qui vend son corps à la force de son travail. Écrire a été et reste pour moi le contraire, un temps de fête dans une journée de corps vendu pour un salaire. Ce fut du temps sauvé.
Passionné par la montagne et alpiniste de haut niveau, il a accompagné Nives Merroi, célèbre alpiniste italienne dans ses ascensions de l’Himalaya.
On pense à l’univers de Vent largue de Francesco Biamonti : cette nature préservée, ces sommets sur la frontière franco-italienne, traversée par des alpinistes ou des braconniers depuis des générations.
Bien sûr on attend l’affrontement entre ces deux solitaires. Tous deux ont vieilli et savent leur fin proche. L'heure du face à face a sonné et le décor est planté, au milieu des roches, des éboulis et des pins des Alpes.
Bien sûr il faut que l’un ou l’autre aille droit vers la mort, il n’y a pas d’autre issue.
Et le papillon me direz-vous ? Ce papillon qui se colle à la corne du roi du chamois pour finir par peser sur l’épaule du chasseur : l’effet papillon ? La légèreté plutôt, à l’image de ces phrases qui sont tout sauf sophistiquées, à l’image de ce poète qui explique dans une interview qu’il n’est que de passage
, qu’il n’est pas autorisé à rester
, et que la montagne aide à se reconnaître, à trouver sa place dans le monde.
Mais il y a encore bien des pépites dans ce petit recueil de 69 pages. Il y est question de femme, mais aussi de solitude, et de l’incapacité de l’espèce humaine à être dans l’instant présent, contrairement aux animaux.
Le chasseur a rendez-vous avec une femme, une journaliste à qui il faudrait raconter une histoire. Notre chasseur a longtemps hésité à lui donner rendez-vous : d’habitude il fuit la compagnie des femmes en leur préférant sa cabane d’été, mais cette fois-ci peut-être ne pourra-t-il pas céder à l’attirance qu’elle lui inspire :
« Des yeux de faucille », il avait entendu quelqu’un adresser ce compliment à une femme. De l’acier poli par l’affûtage, telle était la matière des yeux de la femme. Elle savait l’attraction que son corps éveillait chez un homme. Combien avaient défilé pour obtenir un regard, combien s’étaient flattés de parvenir jusqu’à ses yeux.
(…) À la dernière qui venait chez lui, il avait vu faire le geste de rejeter ses cheveux raides derrière son dos. Comme un mouvement d’ennui qui éloigne, mais aussi comme une demande de caresse sur les cheveux. Les femmes font des gestes de coquillage, qui s’ouvre pour expulser comme pour attirer à l’intérieur
La nature, omniprésente : les sensations, les bruits, les odeurs, que Erri de Luca connaît parfaitement. La connaissance de la montagne, l’observation des animaux, telle sa science des chamois : on sent qu’il les a observés de tout son soûl à l’image de l’agilité de ces animaux alpins :
Les sabot des chamois sont les quatre doigts d’un violoniste. Ils vont à l’aveuglette sans se tromper d’un millimètre. Ils giclent sur des à-pics, jongleurs en montée, acrobates en descente, ce sont des artistes de cirque pour le public des montagnes. Les sabots des chamois s’agrippent à l’air. Le cal en forme de coussinet sert de silencieux quand il veut, sinon l’ongle divisé en deux est une castagnette de flamenco. Les sabots des chamois sont quatre as dans la poche d’un tricheur. Avec eux, la pesanteur est une variante du thème, pas une loi.
Erri de Luca a le talent d’un conteur : il polit ses mots comme un marcheur qui recueillerait un galet dans sa main et qui le ferait tourner dans sa poche incessamment. Il rumine ses phrases pendant de longues heures, et les épure de toute aspérité.
Il faut aussi signaler le talent de Danièle Valin la traductrice – cet ouvrage fut initialement publié en italien en 2009 – qui sait magistralement restituer la langue de Erri de Luca.
Le Poids du papillon, ce récit qui réussit le mariage de la légèreté et de la profondeur, est donc un hymne splendide rendu à la nature.
S’en suit un très court récit où l'auteur relate sa visite annuelle à un vieux pin des Alpes, tout tordu, mais comme dédoublé par les racines qui le dresse face au vide.
Tous les étés, je monte rendre visite à l’un d’entre eux. Avant de partir, je monte à cheval sur son bras au-dessus du vide. L’air libre sur des centaines de mètres vient chatouiller mes pieds nus. Je l’embrasse et le remercie de sa durée.
Très belle description encore une fois de la puissance de la nature, à l’image de la foudre qui peut tomber à tout moment.
Sans donner jamais de leçon, Erri de Luca redonne un sens à la proximité d’une vie avec la nature :Il était en alliance avec le vent, son cœur battait, léger, se chargeant de l’énergie lancée par le ciel sur la terre
. Si ce n’est une belle leçon de vie, en tout cas certainement une magnifique leçon d’écriture
Alice-Ange
Du même auteur : Les poissons ne ferment pas les yeux.
Extrait :
Quand un homme s’arrête pour regarder les nuages, il voit défiler le temps au-dessus de lui, un vent qui enjambe. Alors, il faut se remettre debout et le rattraper. Il se remettait au travail, débarrassait les troncs des branches latérales, laissant la touffe du sommet. A la fin de la coupe, il était épuisé. La dernière hotte accrocha une petite branche, la cassa et ce peu de poids en plus suffit à le faire vaciller et tomber à genoux.
Chez lui, avec le premier feu allumé, il retrouvait ses forces et la patience de mener le jour à sa finition. Le soir perfectionne l’œuvre brute commencée au réveil, le ciel encore noir. Le soir émousse, polit une dernière fois au papier de verre le jour fait à la main.
Le poids du papillon de Erri de Luca - Éditions Gallimard - 81 pages
Traduit de l'Italien par Danièle Valin
Commentaires
vendredi 17 juin 2011 à 11h42
Commentaire simple pour un livre simple et limpide apparemment : la montagne, un chamois,un braconnier... et un auteur : Erri de Luca qu'Alice -Ange nous resitue rapidement en évoquant son passé d'ouvrier et d'écrivain, en dressant le portait vif
d'un homme exigeant,tout entier concentré dans son questionnement sur le sens de la vie et de la mort.
Si on n'a pas encore lu ce livre - ce qui est mon cas - on se dit qu'Erri de Lucca va nous guider vers l'essentiel, qu'il va être question des fondements de l'humanité : la nature ,l'amour, la relation aux autres (hommes & animaux que ça va être une belle leçon de vie et de poésie. Merci Alice-Ange !
vendredi 17 juin 2011 à 19h37
Merci Chergi : oui c'est vrai, il est question ici de la nature, de l'amour, de la relation aux autres et de la solitude. Si vous ne connaissez pas Erri de Luca vous pouvez aussi commencer par "Montedidio" ou encore le remarquable "Trois chevaux" qui permet de rentrer dans son oeuvre. Bonne lecture
dimanche 7 août 2011 à 13h42
Pour mieux connaître Erri, il me semble qu'il faut commencer par lire Rez-de-chaussée; après ouvrier Fiat, alpiniste, ... il a dû se faire chamois pour écrire ce récit qui ne nous lâche plus; dommage cependant que la traductrice ait écrit "Sa mère avait été abattue par "un" chasseur et non par "le" chasseur- "il cacciatore" a écrit De Luca; un "détail qui a son importance", car il ne s'agit pas de n'importe quel chasseur; c'est lui et pas un autre.Chaque mot, chaque phrase dans une écriture lumineuse...
dimanche 16 octobre 2011 à 13h42
Merci Lilou pour cette précision. Effectivement la traduction a son importance ! J'ai découvert Erri de Luca pour ma part avec "Trois chevaux" et depuis j'ai lu sa biographie, c'est vrai que son trajet est exemplaire. Et il n'en tire aucune gloire !
jeudi 16 février 2012 à 09h21
Ma première rencontre avec Erri de Luca est passée avec le superbe Trois chevaux.
Je viens de terminer Le poids du papillon et suis encore dans l'émerveillement devant cette histoire, ces personnages, cette nature, cette écriture légère mais extrêmement soignée. Tout va à l'essentiel. Ciel comme c'est beau !
jeudi 16 février 2012 à 20h25
Ah Dédale tu me fais plaisir ! Si tu as été sensible à l'écriture de Erri de Luca, tu peux aussi lire "Montedidio" (bien, mais à mon avis un peu en dessous de "Trois chevaux") ou de "le jour avant le bonheur", tout deux puisés dans ses souvenirs d'enfance napolitaine. Mais ce "poids du papillon" est un bijou de concision, comme tu le dis, il va vraiment à l'essentiel. Et pour quiconque est sensible à la beauté de la montagne, ce récit va droit au coeur. Bonne lecture aux autres.
jeudi 16 février 2012 à 21h12
"Si tu as été sensible..." ? Un peu très beaucoup oui !!!

Je suis encore entre les pattes du Roi des chamois, dans les pas du Chasseur et sur les sentiers de la montagne. Sans exagérer, je ne suis pas encore redescendue
C'est dit ! Ce Papillon là va rester dans ma maison, intégrer ma Bibliothèque idéale. J'ai bien l'intention de le relire souvent. Et puis j'ai déjà noté les autres titres de de Luca.
vendredi 17 février 2012 à 09h16
A vous signaler à tous : une très belle vidéo dans laquelle Erri de Luca évoque, avec beaucoup de pudeur et de simplicité comme à son habitude, l'écriture du "poids du papillon" :
http://www.dailymotion.com/video/xi...
vendredi 17 février 2012 à 09h50
Dédale, si tu aimes l'alliance Erri de Luca + montagne, je te recommande "Sur la trace de Nives".
vendredi 17 février 2012 à 10h23
Alice-Ange, merci pour le lien. Je vais très vite y aller voir de plus près.
Gatsby, de telles alliances, j'en reprends autant que possible.