Celui qui arrive « en terre étrangère » se nomme Valentin Michael Smith, il est né et a grandi sur Mars, a été élevé par les sages et mystérieux martiens et ignore tout, absolument tout, de l’espèce humaine et de ses étranges coutumes.
Dans une société abêtissante au possible, avec une publicité omniprésente, dirigée par des politiciens corrompus et/ou stupides, son innocence, sa candeur, combinés à sa grande intelligence et à un sens de la logique très particulier vont faire de lui le proverbial « éléphant dans un magasin de porcelaine ».

Le roman est découpé en cinq actes, chacun dédiés à une étape bien particulière de l’évolution de ce dangereux prophète qui prône, dans le désordre, la liberté de penser, l’amour libre, la compassion, la réalisation de soi, l’égalité des sexes, l’utilisation du sexe comme arme de pacification des foules, j’en passe et des meilleures.

Son origine impure : où l’on apprend qu’il est le fruit d’amours adultérines entre les membres de l’équipage de la première mission martienne perdue, mais légalement pas un bâtard, et que donc il hérite de la fortune des tous les membres de l’équipage, qui est déjà conséquente, mais aussi … de Mars.
C’est là aussi qu’il rencontre Gillian la jolie infirmière et Ben le journaliste idéaliste et incorruptible.

Son absurde héritage : où l’on parle à la fois de son héritage matériel mais aussi de son héritage culturel martien confronté à celui de son humanité d’origine. L’infinie différence entre le monde artificiel et le monde réel (pour autant qu’il en existe un). On y fait aussi entrer en scène mon personnage favori, Jubal Harshaw, un sybarite épicurien, cynique et révolté. Le redoutable mélange d’un intellectuel, d’un révolutionnaire refoulé et d’un individu suffisamment clairvoyant pour saisir la futilité des choses qui nous agitent en général.

Son éducation excentrique : le titre est explicite, qu’attendre de plus quand on met en présence un candide, une infirmière, un journaliste idéaliste, un intellectuel cynique et une flopées d’autres gens étranges. Ceux qui feront l’éducation et les humanités de Smith s’étendant du chef d’une église marketée comme un supermarché, sponsorisé par des compagnies diverses et variées, jusqu'à des strip-teaseuses officiant dans un beuglant de bas étage.

Sa scandaleuse carrière : là où Valentin décide de prendre les choses en main et de remettre l’humanité dans le droit chemin.

Son heureuse destiné : où il connaît la fin généralement réservée aux prophètes et autres empêcheurs de tourner en rond, mais vous verrez ce n’est pas si grave.

Tout cela est rédigé sur un ton idéalement badin, constamment dans la satire, même si certains traits ont un peu vieilli, et fait de la lecture un exercice réjouissant, voir parfois hilarant.
Bien sur, les esprits chagrins pointeront ici et là des choses plus ou moins agréables, comme faire dire à un de ses personnages que si certaines femmes se font violer c’est qu’elles l’ont bien cherché, mais, pour mémoire, tout ceci a été écrit aux États-Unis dans les années 50. La première publication date de 1961, Martin Luther King ne sera assassiné que 7 ans plus tard et ça ne fait que 20 ans que les femmes ont le droit de vote.

Alors, on peut quand même saluer pèle mêle la dénonciation de la folie consumériste, l’omniprésence de l’hypocrisie religieuse, la paranoïa élevée au rang de doctrine d’état et la main mise, oui déjà, des grandes multinationales sur le pouvoir politique.
On y comprend vite pourquoi les hippies vont adopter ce livre, tant y sont mis en exergue les valeurs qui ont fait le « flower power ».
Ce qui met mal à l’aise quand on referme ce livre, c’est que tout cela ressemblent diablement à notre réalité quotidienne, alors qu’à l’époque ce n’était qu’une fantaisie satirique.

C’est pour tout cela, et bien d’autres choses que vous comprendrez à sa lecture qu’En terre étrangère est un classique, et croyez-moi, ce n’est pas pour rien.

Hugues

Extrait :

Je ne vous promets rien. Mike, allez vous asseoir à mon bureau. Bien. Pouvez vous soulever ce cendrier ? Montrez-moi.
Oui, Jubal. Smith prit l’objet dans sa main.
Mais non !
J’ai mal agi ?
C’était de ma faute. Je voulais savoir si vous pouviez le soulever sans le toucher.
Oui Jubal.
Alors ! Êtes-vous fatigué ?
Non Jubal.
Que se passe-t-il alors ? doit-il être « mauvais »
Non jubal.
Jubal, intervint Gill, vous ne lui avez pas dit de le faire – vous vous êtes contenté de lui demander s’il le pouvait.
Ah ! Fit Jubal d’un air contrit. Mike, s’il vous plaît, voudriez-vous soulever ce cendrier à vingt centimètres au-dessus de la table sans le toucher.
Oui Jubal. Le cendrier s’éleva puis s’immobilisa.
Voulez-vous mesurer Jubal ? Si j’ai mal fait, je vais le rebouger.

En terre étrangère
En terre étrangère de Robert Heinlein - Éditions Robert Laffont - 476 pages
traduit de l'américain par Frank Straschitz