En fait, plus qu'un roman, on lit l'histoire du roman, sa composition, son processus de création. On y retrouve un auteur, suédois d'origine tunisienne prénommé Jonas (comme l'auteur de l'ouvrage, celui que le lecteur a entre les mains), qui vient de publier un premier roman. Son acolyte est Kadir, un homme qui prend contact avec lui pour lui donner une idée de roman : que Jonas raconte son histoire, et particulièrement celle de son père. Son départ de Tunisie, son installation en Suède, son succès comme photographe. Mais les souvenirs de Kadir et Jonas sont parfois divergents, et chacun présente l'histoire selon son propre point de vue.

Montecore, un tigre unique, est un livre riche. Riche par son écriture, son style. En présentant des protagonistes qui ne maîtrisent pas très bien le suédois étant donné leur statut d'immigré (pour Jonas) ou d'étranger (pour Kadir), l'auteur se permet des inventions stylistiques, des détournements d'expressions, des dérèglements syntaxiques qui s'ils sont un peu déroutants au début, prennent peu à peu tout leur sens. Jonas Hassen Khemiri utilise la double narration, par Jonas et Kadir, pour s'amuser avec les mots et la langue.

Mais c'est également un roman sur le processus de l'écriture et sur les conditions de naissance d'un roman. Jonas débute la rédaction parce que Kadir le contacte. Suivent de nombreux échanges, par mail, avec parfois des documents issus des archives du père de Jonas, qui permettent de reconstruire le passé. Mais il n'a rien d'objectif, et chacun l'interprète selon son point de vue. Pour Kadir, Abbas a fait tout ce qu'il a pu pour s'intégrer en Suède. Pour Jonas, il a été lâche, refusant de voir le racisme latent des suédois et de manifester clairement ses origines tunisiennes.

Car ce roman est aussi est roman politique et social. En remontant le temps, notamment les années 80 et 90 en Suède, Jonas Hassen Khemiri dresse un portrait assez inattendu de la Suède. Car Abbas a du mal à s'intégrer et fait tout pour se fondre dans la masse, allant jusqu'à ouvrir un atelier de photographie pour lequel il se donne un nom suédois. Pays souvent considéré comme calme et paisible, on plonge ici dans les quartiers de Stockholm, dans un pays où le premier ministre Olof Palme vient d'être assassiné, où l'étranger est regardé d'un drôle d'œil, où quelques racistes s'expriment sans être inquiéter, où Jonas se sent en danger. Danger qui lui donnera envie de revenir vers ses origines, en particulier religieuse, de manière brutale et caricaturale.

Roman aux multiples entrées, cet ouvrage de Jonas Hassen Khemiri est susceptible de plaire à un grand nombre de lecteurs. Un titre singulier, qui aborde frontalement des thématiques qui touchent bien d'autres pays que la Suède.

Yohan

Extrait :

L'an 1972 était acquis lorsque ton père et moi prîmes congé de l'usine de gâteaux de Jendouba, remplîmes nos sacs de voyage cartonnés et entrèrent dans un transport collectif à destination de Tabarka. Avec une ardeur spéciale de Japonais, nous avions accumulé quelques finances. Notre statut économique assuré pendant plusieurs semaines, nous étions en route pour une nouvelle vie !!!
Dans la scène suivante, nous avons stabilisé notre foyer commun dans une paillote blanche, une très petite maison d'une pièce avec un toit de paille dont il y avait, à cette époque, plusieurs exemplaires sur la plage de Tabarka et qui étaient louées pour un numéraire modique. La nuit, de petits lézards couraient à toute vitesse sur le toit sans jamais tomber. Tu pourrais éventuellement utiliser ces lézards pour symboliser notre existence. ("Notre duo ressemblait à des lézards courant à toute vitesse à travers le plafond de la vie sans jamais sentir leurs dos chuter vers ce qu'on appelle le sol.").

Montecore, un tigre unique
Montecore, un tigre unique de Jonas Hassen Khemiri - Éditions Le serpent à plumes - 384 pages
Traduit du suédois par Max Stadler et Lucie Clauss