Quand l'hydravion les dépose sur ce bout de terre du bout du monde, Roy est tout d'abord plutôt heureux de ce projet un peu fou. Une année, 365 jours, loin de toute civilisation, en tête à tête avec ce père qu'il ne connaît que trop mal. Mais passé les premières minutes d'émerveillement, Roy se rend très vite compte que ce paradis peut se transformer en enfer :

Lorsqu'il grimpa enfin à bord et qu'il lâcha le flotteur de l'hydravion, le dépouillement du lieu le frappa. Ils n'avaient plus rien à présent et, tandis qu'il tournait la tête et regardait l'appareil effectuer un petit cercle derrière lui, grincer avec violence et décoller dans une gerbe d'eau, il sentit à quel point le temps allait être long, comme s'il était fait d'air et pouvait se comprimer et s'arrêter.

À 13 ans, on rêve de sorties avec les copains, de musique, de sociabilité. C'est un tout autre programme qui attend Roy : chaque jour, trouver à se nourrir, affronter les intempéries, lutter contre le froid et les ours. Mais surtout, être 24 heures sur 24 avec ce père à qui il n'a rien à dire. Mais le plus inquiétant pour Roy est de se rendre compte que son père n'a rien prévu : pas de garde-manger, pas d'outils, une radio qui ne fonctionne pas, et l'impossibilité de demander une aide extérieur. Très rapidement, l'année sabbatique se transforme en véritable cauchemar et le lecteur sent le drame arriver. Mais David Vann, dans un maîtrise du suspense époustouflante, réussit un coup de maître et la tragédie n'est pas celle qu'on croyait.

Dans la première partie du roman, David Vann nous offre un huis clos insoutenable et dérangeant. Ce père et ce fils, dont on ne sait plus très bien lequel est responsable de l'autre, plongent dans un véritable enfer. Il y a d'abord cette nature, immense, effrayante et somptueuse à la fois. Elle est l'un des protagonistes de ce roman. Elle ne pardonne rien et amplifie tout : la solitude, la faim, la peur.
Mais il y a aussi et surtout l'histoire de ce père et de ce fils qui s'éloignent l'un de l'autre un peu plus chaque jour. Jim ne réussit pas mieux loin des hommes qu'au milieu d'eux. En pleine dépression, il entraîne dans sa chute ce gamin qui n'avait rien demandé. Jusqu'au jour où…

Dans le second acte, celui qui succède à la tragédie, David Vann change radicalement de registre. La réalité la plus sordide et la répugnante côtoie en permanence une folie exacerbée. L'auteur ne nous épargne aucun détail, et certains passages sont particulièrement éprouvant. Mais il y a également ce monologue fascinant d'un être, qui face à l'horreur, bascule vers la démence pour se protéger de la vérité. Jusqu'au jour où…

Car la force de ce roman est aussi là. Réussir, après la cataclysme de la fin première partie, à maintenir son lecteur en haleine jusqu'à la dernière page, jusqu'à la dernière phrase.

Ce roman avait l'objet de nombreuses chroniques dans la blogosphère au moment de sa sortie, et j'avais eu besoin de laisser du temps avant de m'y plonger à mon tour. Mais cette attente ne fut pas vaine et j'ai été totalement envoûtée par ce récit. Au-delà du face à face avec la nature, il y a un roman psychologique absolument renversant. David Vann dissèque les relations père-fils et les attentes démesuré que les hommes peuvent avoir de leur rejeton pour en faire une variation cauchemardesque et implacable. 

Laurence

Extrait :

Le sommet de la colline était envahi d'herbe au point que Roy n'était pas assez grand pour avoir une vue dégagée des alentours, mais il apercevait le bras de terre pareil à une dent scintillante qui jaillissait de l'eau agitée et un autre bras de mer menant à une île lointaine, à un rivage, à l'horizon, l'air limpide et clair, les distances impossibles à évaluer. Il voyait le faîte de leur toit en contrebas, non loin de là, et en bordure de la baie, l'herbe et le plaine qui s'étendaient sur trente mètres à peine depuis la rive, interrompues par le flancs escarpé de la montagne dont le sommet disparaissait dans les nuages.
Personne à des kilomètres à la ronde, dit son père. D'après ce que je sais, nos voisins les plus proches sont à trente kilomètres d'ici, un petit lit de trois cabanes dans un baie comme celle-ci. Mais ils sont sur une autre île, j'ai oublié laquelle.
Roy ne savait pas quoi dire, alors il ne disait rien. Il ne savait pas comment les choses tourneraient. […]

Cette nuit-là, tard, son père pleura à nouveau. Il parlait tout seul en de petits chuchotis qui ressemblaient à des gémissements, et Roy ne comprenait pas ce qu'il disait, ni ne saisissait l'ampleur de sa douleur ou son origine. Les phrases que prononçait son père le faisaient pleurer de plus belle, comme s'il s'y obligeait lui-même. Il se calmait un instant, se racontait quelque chose et recommençait à gémir et à sangloter. Roy ne voulait pas l'entendre. Il était effrayé et déstabilisé, et il n'avait aucun moyen d'en parler, ni la nuit ni le jour. Il fut incapable de trouver le sommeil avant que son père ne se soit tu et endormi.

Sukkwan Island
Sukkwan Island de David Vann - Éditions Gallmeister - 192 pages
Traduit de l'Américain par Laura Derajinski