Le noir, tout le monde connaît, en porte, le croise, le voit tous les jours de sa vie. M. Pastoureau, en historien des symboles et autres emblèmes l'a pris pour sujet et il a bien fait. L'auteur nous embarque littéralement pour un grand voyage dans le temps mais dans une aire géographique bien ciblée, l'Occident. En effet, vu l'ampleur du sujet, l'auteur a écarté de son propos l'Asie, l'Océanie, l'Afrique et les Nouvelles terres des Amériques car le noir est infini, changeant et très sensible aux sociétés, mentalités, époques historiques où on l'observe.

Sous une plume toujours aussi documentée, pédagogique et pas roborative pour deux sous, M. Pastoureau remonte des origines avec la Genèse, des premiers dessins pariétaux, les premiers mélanges avec la maîtrise du feu jusqu'à nos périodes contemporaines, en passant par les teintures ou les tracasseries des encres pour l'imprimerie naissante.

Tantôt considérée comme une couleur à part entière puis à d'autres époques, comme une couleur « à part » associée ou non au blanc, le noir est une couleur des plus riches en symbolique. Qu'elle soit couleur du Diable, des sorcières, sortilèges, de la nuit, de la mort, des ténèbres, des tristesses et peurs les plus profondes, elle a aussi servi à illustrer l'humilité, la sagesse, la justice, la chasteté, l'élégance ou la morale pour ne citer que cela. Tout est question d'époque, d'évolution des mentalités et/ou des religions, de la situation économique des pays que l'on considère et bien évidemment des découvertes réalisées dans les domaines aussi variés que la peinture, la teinturerie, les sciences. Je ne vous parle même pas de sa transcription dans le langage, en France, en Allemagne, à Rome ou en Scandinavie. La classification des couleurs, comme le démontre l'auteur, a bien changé entre Aristote et Newton. Bien des savants, de Galilée, à Kepler, Descartes ou Huygens se sont penchés sur ce sujet mais aussi sur la place du noir dans l'ordre chromatique.

Bref, il n'y a pas un noir mais plusieurs noirs.

Délibérément, je n'entre pas plus dans le détail tant cette étude est riche, honnête et foisonnante. Je vous laisse la découvrir par vous même. Vous verrez, ensuite, le noir, tout autrement, sans en broyer pour autant.

Du même auteur : Le petit livre des couleurs, L'ours, histoire d'un roi déchu.

Dédale

Extrait :

À partir de la fin du XVe siècle, le noir entre dans une nouvelle phase de son histoire. Comme le blanc, auquel il est désormais étroitement associé – ce qui n'était pas toujours le cas précédemment -, il acquiert au sein de l'ordre chromatique un statut particulier qui conduit peu à peu à ne plus le considérer comme une véritable couleurs. Les XVIe et XVIIe siècles voient progressivement se mettre en place une sorte de monde en noir et blanc, d'abord situé sur les marges de l'univers des couleurs, puis hors de cet univers, et même à son exact opposé. Ces mutations lentes et de longue durée – plus de deux siècles – commencent avec l'apparition de l'imprimerie, dans les années 1450, pour atteindre symboliquement leur point de rupture en 1665-1666, lorsque Isaac Newton réalise ses expériences du prisme et découvre un nouvel ordre des couleurs : le spectre, qui certes ne sera pas reçu tout de suite par tout le monde et dans tous les domaines, mais qui restera jusqu'à aujourd'hui l'ordre scientifique de base pour classer, mesurer, étudier ou contrôler les couleurs. Or dans ce nouvel ordre chromatique, il n'y a plus de place ni pour le noir ni pour le blanc. Les raisons de ces transformations profondes sont nombreuses. Les morales religieuses et sociales du Moyen Âge finissant, dont la Réforme protestante se fait en grande partie l'héritière, ont probablement donné l'impulsion première. Avec la Renaissance, les artistes semblent prendre le relais et cherchent à « faire de la couleur en noir et blanc ». Puis ils sont à leur tour relayés par les hommes de science, qui préparent le terrain aux découvertes de Newton. Mais le tournant essentiel se situe plus en amont, au milieu du XVe siècle, lorsque l'imprimerie fait son apparition en Europe. Plus que les préoccupations des moralistes, plus que les créations des artistes, plus que les recherches des savants, c'est la diffusion du livre imprimé et de l'image gravée qui a constitué le vecteur principal de ces mutations et conduit à faire du noir et du blanc des couleurs « à part ». Et plus encore le livre lui-même, c'est sans doute l'image gravée et imprimée – à l'encre noir sur du papier blanc – qui sur ce terrain a joué le premier rôle. Toutes les images médiévales, ou presque, étaient des images polychromes. L'immense majorité des images de l'époque moderne, circulant dans le libre et hors du livre, sont des images en noir et blanc. Il s'agit là d'une révolution culturelle d'une ampleur considérable, non seulement dans le domaine des savoirs mais aussi dans celui des sensibilités.

Noir, histoire d'une couleur
Noir, histoire d'une couleur de Michel Pastoureau - Éditions Point - 219 pages