Tout a basculé dans la vie de la narratrice lorsqu'un voisin est entré dans l'appartement de ses parents pour assassiner sauvagement sa mère et sa sœur et blesser grièvement son père et l'un de ses frères. La narratrice n'avait alors que 7 ans et sa vie n'avait été jusque-là que rire, joie et partage :

Nos liens furent des lianes autour de parents solidement noués. Tout fut lié par un inexplicable amour. J'étais à l'abri sur des branches fermes, car nous tenions tête en passant près des fougères, nous tenions tête aux murailles de lierres et aux collines en dégringolant comme des clowns sur l'herbe, vivants. Le soir, on se chatouillait au lit pour créer nos alliances en se chevauchant les uns les autres. On se mangeait au clair de miel sous la lune. Mon ventre avait constamment faim, il se nourrissait de visages multiples qui satisfaisaient nos estomacs. Et on riait dans les coins, la conscience rassasiée dans nos pyjamas.

Fadéla Hebbadj égrène les souvenirs heureux, l'arrivée de ses parents en France, la fratrie nombreuse mais soudée, etc. Puis le drame survient. Barbare, incompréhensible. Suivi d'un inexplicable non-lieu. Car la violence ultime est sans doute-là, dans cette négation par la justice française de ce double assassinat. Pourquoi le meurtrier n'a-t-il pas été condamné ? Pourquoi cet outrage supplémentaire ? Cette souffrance ajoutée à une plaie déjà béante ?

On aurait pu craindre, avec un tel sujet, une narration qui sombre dans un pathos insupportable. Non seulement il n'en est rien mais paradoxalement le récit souffre à mon sens du défaut opposé : figure de style et métaphores s'enchaînent et forment un filtre entre l'horreur de la situation et sa retranscription. Fadéla Hebbadj a mis une telle distanciation que le lecteur parcourt l'histoire comme anesthésié de toute émotion.

Ce décalage permanent m'a mis très mal à l'aise et j'ai eu l'impression tenace, page après page, d'être passée à côté de l'essence même de ce récit.

Du même auteur : L'Arbre d'ébène

Laurence

Extrait :

La mort de ma mère n'a pas été reconnue. Quelle meilleure preuve de mon inexistence ! La vie de ma grand-mère maternelle a été effacée au royaume de la faim. Quelle fabuleuse origine occulte ! Je n'existe que dans les contes. Détruire les preuves de ma vie, les arracher aux autres, ne leur donner aucune chance de me retrouver en devenant un fantôme. Je n'assume pas cette perte de mères, alors je me cache entre les murs de ma maison, ici où je retrouve les mythes, refuge sûr de mes ancêtres.

Les ensorcelés
Les ensorcelés de Fadéla Hebbadj - Éditions Buchet Chastel - 176 pages