Dans la campagne irlandaise, un père emmène sa fille dans une ferme du Wexford. La petite va séjourner chez les Kinsella, chez sa tante le temps que sa mère arrive au terme de sa nouvelle grossesse. Le père dépose sa fille puis repart en oubliant de lui laisser ses affaires.
Commence pour la fillette la découverte d'un nouveau monde, celui d'une maison et de gens aux habitudes bien différentes de celles qu'elle connaît chez ses parents. Chez les Kinsella, on lui parle doucement, on l'implique dans les tâches du quotidien, lui apprend les bonnes manières, on lui prodigue des attentions qu'elle n'a rarement ou jamais connu, on travaille ensemble au jardin ou on joue au bord de la mer. Elle apprend l'affection et la bienveillance de cette nouvelle famille paisible. Malgré son jeune âge, elle perçoit pourtant des choses qui l'intriguent : un mot qui suspend la conversation, une émotion que l'on cache, des silences lourds, des habits de garçon dont on l'habille avant d'aller faire des emplettes en ville.
En peu de mots, sans fioritures, sans prendre pour autant forcer sur un langage d'enfants, Claire Keegan offre là une histoire tendre et poétique. C'est doux et poignant sans forcer la dose. Juste ce qu'il faut, sans jamais franchir la limite de l'impudeur. Elle n'a pas son pareil pour pointer délicatement le désarroi, les hiatus intérieurs, les changements d'humeurs, toutes les subtilités dans l'attitude des adultes, ce monde si étrange pour les enfants. L'auteur sait donner des mots sur la beauté du jour, les jeux de lumière ou du vent sur les herbes, suggère que plus que l'indifférence des parents pour leurs nombreux enfants, c'est leur situation sociale qui change la donne.
Inutile d'en dire plus car ce serait gâcher la beauté de cette histoire, de cette écriture si sensible, subtile toute en suggestions, en jolies métaphores.
A lire absolument.
Du même auteur : À travers les champs bleus
Dédale
Extrait :
Je parcours les marches jusqu'à l'eau. Je respire et j'entends le son que fait ma respiration à la surface immobile du puits, alors je respire plus fort un moment pour sentir ces sons revenir vers moi. Dans mon dos, la femme ne semble pas être dérangée par les respirations qui reviennent, comme si c'étaient les siennes.
« Goûte-là, dit-elle.
- Comment ?
- Sers-toi de la louche. » Elle pointe le doigt.
Je vous une grosse louche en acier, une ombre dans son creux poussiéreux. Je tends le bras et la décroche du clou. La femme tient la ceinture de mon pantalon pour m'empêcher de tomber.
« C'est profond, dit-elle. Fais attention. »
Le soleil, à l'oblique maintenant, renvoie une image ondulée de nous-mêmes qui nous regardons. Durant quelques instants, j'ai peur. J'attends jusqu'à ce que je me voie non pas comme j'étais en arrivant, sous les traits d'une enfant gitane, mais comme je suis maintenant, propre, dans d'autres habits, avec la femme derrière moi. Je plonge la louche et la porte à mes lèvres. Je n'ai jamais rien goûté de plus pur et de plus frais que cette eau : cette eau me raconte que mon père s'en va, qu'il n'a jamais été là, que je n'ai rien après son départ. Je replonge la louche et la lèvre à la hauteur de la lumière. Je bois six louchées d'eau et souhaite, dans l'immédiat, que cette maison sans honte ni secrets puisse être chez moi. Puis la femme me tire sur l'herbe à un endroit où je ne risque rien, et descend seule. J'entends le seau flotter un moment sur le côté avent de s'enfoncer et de se remplir, en produisant un son agréable, un glouglou, avant d'être arraché à l'eau et soulevé.
De retour par le sentier et à travers champs, la tenant par la main, je sens que je lui fais contrepoids. Sans moi, j'en suis convaincue, elle perdrait l'équilibre. Je me demande comment elle y arrive quand je ne suis pas là, et conclus qu'elle doit, d'ordinaire, aller chercher deux seaux. J'essaie de me souvenir d'une autre occasion où j'ai eu cette sensation et je suis triste parce que je n'en trouve aucune et heureuse, à la fois, de ne pas en trouver.
Les trois lumières de Claire Keegan - Éditions Sabine Wespieser - 100 pages
Traduit de l'anglais (Irlande) par Jacqueline Odin
Commentaires
mercredi 10 août 2011 à 12h44
Il faut souligner les excellentes éditions Sabine Wespieser où l'on trouve quelques perles rares, comme ces "Trois lumières". J'avais beaucup aimé "l'antarctique", j'ai envie d'ouvrir "les trois lumières". Bravo aussi à la traductrice Jacqueline Odin
mardi 23 août 2011 à 17h45
Je suis d'accord avec toi, Alice-Ange, le travail de Jacqueline Odin est remarquable pour avoir si bien mis en valeur toute la délicatesse de cette histoire.
mardi 17 janvier 2012 à 11h51
Un vrai bijou avec une écriture tout en finesse & ellipse
A lire ; à lire...
mardi 17 janvier 2012 à 15h15
Entièrement d'accord, Martine. C'est un vrai bijou.
Je me le relirai bien encore une fois, tiens
lundi 27 février 2012 à 11h16
Je partage toutes vos impressions.
Il y a malgrétout 2 questions sur l'histoire qui me travaillent. Pouvez-vous me donner votre avis:
1- Y a-t-il un message dans le titre "Les trois lumières" ?
2- Je n'ai pas compris les 2 dernières lignes du livre. A qui s'adresse t-elle? Que veut-elle dire ?
Merci pour vos réponses
mardi 28 février 2012 à 09h36
Merci Eric.
Pour les Trois lumières, de mémoire, l'oncle, alors qu'il se promène avec la petite au bord de la mer, pourrait vous répondre.
Pour le reste, je ne peux approfondir puisque mon exemplaire circule par monts et par vaux
mardi 28 février 2012 à 10h31
Merci Dédale pour la réponse.
Je me souviens du passage avec les 3 lumières et je pense qu'effectivement le titre n'a d'autre objet que de rappeler ce passage assez remarquable du livre.
Pour la dernière phrase du livre, alors qu'elle est dans les bras de Kinsella et que son père approche, elle dit " "Papa", je l'appelle sans relâche, je l'avertis sans relâche. "Papa." "
S'adresse t-elle à Kinsella ou réellement à son père ? Que veut-elle dire et qu'entend elle par "je l'avertis" ?
C'est très frustrant pour moi de n'avoir pas compris cette dernière phrase.
mardi 28 février 2012 à 10h57
Justement, Eric. A qui la petite dit à l'oreille "Papa" ? Pas à son père biologique, mais bien à cet autre homme qui l'a réellement traitée comme un père. Enfin, il me semble, ceci sur le fondement de mes souvenirs de lecture. Nous n'avons pas tous la même perception des mots. Vous trouverez bien sur le Net d'autres commentaires de cet ouvrage. Ils pourront certainement mieux vous éclairer.
mardi 28 février 2012 à 11h10
C'est ce que je pensais mais rien n'indique qu'elle lui parle à l'oreille et que veut-elle dire par "je l'avertis" ?
Merci encore pour votre réponse qui parait la plus logique.