Le principe à la base de l'intrigue du roman est la notion indienne de karma selon laquelle, en gros, la naissance dans une catégorie donnée de la société est subordonnée aux mérites acquis dans les existences précédentes. Traditionnellement, que ce soit pour l'hindouisme ou le bouddhisme, un des buts principaux de la vie humaine est de se libérer du cycle des réincarnations.
Dans le roman, la narratrice trouve en effet un double en Dévika, une
jeune femme ayant vécu quelques décennies auparavant dans la maison qu'elle
habite. Comme le suggèrent les vers de T. S. Elliot qui apparaissent en
épigraphe au début de chaque chapitre, elle va devoir aller à la rencontre
de Dévika, par la pensée (est-ce la folie ?) ou via les objets et
autres traces matérielles du passé. Ainsi, elle saura comment faire pour
ne plus revenir
.
Pour qu'il y ait un roman, il faut bien que les histoires de la narratrice et de Dévika sortent de l'ordinaire... On les verra progressivement se faire écho l'une à l'autre.
La cohérence de l'ensemble du roman est remarquable. Sur la tombe de
Dévika, on peut lire Elle croyait en la réincarnation et
son dernier vœu était de se retrouver à nouveau un jour, sans
culpabilité.
. C'est là toute la problématique du roman qui est résumée
et qui sera finalement élucidée. La structure de ce roman en est un grand
point fort.
Le style est souvent poétique et n'est pourtant jamais obscur. L'auteure
parvient aussi à éviter les excès d'ésotérisme, et à mon avis n'exclut pas
le lecteur peu informé des philosophies indiennes. Comme il est
constamment immergé dans les pensées de la narratrice (ce qui est courant
dans les romans d'Ananda Devi), il accède en quelque sorte au même niveau
de connaissance qu'elle. Certains passages sont certes des références ou
des allusions, comme lorsqu'elle dit Je ne peux
m'empêcher de croire en un dieu qui est un enfant mystificateur, car, tout,
autour de nous, n'est que jeu.
. On peut en effet reconnaître là une
évocation de Krishna et sa façon de jouer en faussant les apparences
(Mâyâ). Pourtant, même sans cette référence, le texte est
parfaitement intelligible, et peut constituer une introduction autonome à
cet univers, en français dépourvu de mots et noms indiens.
L'arbre fouet est évidemment un roman féministe. Pendant leur
vie, les deux femmes ont eu à subir beaucoup du seul fait de leur genre.
Parmi les cibles, l'obscurantisme religieux, les mariages arrangés, les
principes de pureté liés aux castes. L'oppression d'origine religieuse est
symbolisée chez la narratrice par le leitmotiv du Gayatri Mantra :
Om bhur bhuvah swaha / tat savitur varenyam...
. Toutefois, la
passivité de la narratrice dans la période qui précède le début du roman,
avant qu'elle ne rencontre en quelque sorte son double, est à mon goût un
point faible dans son histoire et la rend un peu moins convaincante.
Dans ce roman, on retrouve plusieurs thèmes manifestement chers à l'auteure. Comme toujours, la boue joue un rôle très important dans l'imaginaire comme dans la réalité. Si on ne lit pas stricto sensu de nouvelle vision d'Ophélie dans ce roman comme dans au moins trois autres de ses œuvres, on en trouve cependant une variante où la victime est un homme...
Du même auteur : voir la bibliographie d'Ananda Devi.
Extrait :
Et, effectivement, il m'a semblé percevoir une sorte de bouillonnement tout juste sous la surface de l'eau, quelque chose qui se mettait à émerger avec une force mauvaise, un remous, un tourbillon, et j'imaginai un visage crevant l'eau et sortant de sa gangue de boue, un visage de noyade bleu et pétrifié, réclamant vengeance de tous les éléments contre moi, l'instrument de sa mort.
Je me reculai, horrifiée, et pourtant désirant voir ce visage le plus clairement possible, au grand jour, afin de savoir quelle plaie, au fond de moi, grouillait ainsi depuis toujours, à moitié méconnue.
J'étais double. Ma culpabilité était double. Il y avait deux meurtres imprimés sur mes mains, scellés par le feu et le soufre. Je me séparais de moi-même, voyant deux visages suspendus dans leur lit de nénuphars, deux accusations, deux vengeances. Au fond de moi, une adolescente s'était mise à hurler. Au fond de moi, une adulte s'était mise à rire. Un curieux dialogue s'ensuivit.
« Qui est-tu ? D'où viens-tu ?
— Ne me reconnais-tu pas ? répondit une voix, chavirant d'un rire de folie.
— Je ne sais pas... (La première voix, craintive, était celle de l'adolescente)
— C'est moi, Dévika. Me reconnais-tu à présent ?
L'Arbre fouet d'Ananda Devi - Éditions L'Harmattan - 172 pages.
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