Chris est venu en Inde pour recueillir le témoignage de l'Oncle, danseur de kathakali (la danse masculine du Kerala). Avec Radha, il écoute l'Oncle raconter l'histoire de sa vie.

La structure du roman est intéressante. Il est divisé en neuf chapitres, un pour chacun des neuf rasas ou émotions véhiculées par la danse : amour, mépris, chagrin, fureur, courage, peur, dégoût, émerveillement, paix. Dans chacun des chapitres, après une évocation du rasa par des comparaisons poétiques avec la nature, les trois personnages de Radha, Shyam (son époux) et l'Oncle parlent successivement, la fin du récit de l'Oncle étant un retour en arrière sur son passé. Radha, Shyam et l'Oncle ne donnent pas leur version personnelle des mêmes événements : ils ont plutôt tendance à se passer le relais. C'est plutôt bien fait et chaque chapitre est globalement dans le rasa annoncé.

Cependant, deux histoires se jouent en parallèle : celle que l'Oncle fait revenir du passé et l'histoire d'amour entre Chris et Radha. Cette dernière est peu passionnante dans la mesure où le mari trompé est un personnage caricatural (surtout au début), puisqu'il est seulement intéressé par l'argent, unique critère de réussite. Ainsi, pour lui, l'Oncle n'est qu'un raté.

Il reste le kathakali (que je connais mal, mon unique expérience de spectateur ne m'ayant pas du tout convaincu de l'intérêt, contrairement à d'autres styles de danses indiennes : le mohiniattam, le kuchipudi et surtout le bharatanatyam). Cet art se confond avec la vie de l'Oncle mais n'entre finalement qu'assez tardivement dans son histoire. Il est notamment question de l'attitude du danseur, qui devient un personnage plus qu'il ne le joue, de l'enseignement, de la critique, du maquillage (assez surprenant la première fois qu'on le voit), etc. Les personnages du kathakali sont tirés de la mythologie indienne. Leurs exploits ou méfaits font parfois écho à la vie de l'Oncle. Pour aider à la compréhension, l'auteure a inséré quelques rappels mythologiques quand un nouvel acte de kathakali est mentionné (par exemple : Nala et Damayanti, la mort de Kichaka).

Dans les premiers chapitres, le récit de l'Oncle est mis en scène dans l'histoire-cadre : Radha et Chris sont venus chez lui, il a accepté de leur parler et on a allumé le magnétophone. Ce qui m'a beaucoup déçu, c'est que très vite, l'auteure ne se donne plus cette peine. Il n'y a que neuf chapitres, beaucoup moins que dans les Mille et Une Nuits et encore, dans sa version française, ce n'est qu'après quelques volumes qu'Antoine Galland abandonne les répétitifs rappels des rôles-cadres de Shéhérazade et Shahriar.

Si elle ne fut pas désagréable, j'ai été quelque peu déçu par cette lecture dont j'attendais plus qu'une introduction au kathakali enrobée dans une histoire d'amour. Toutefois, la quête d'identité des différents personnages est intéressante, et à la fin, on comprend pourquoi Chris ne pouvait pas être un quatrième narrateur aux côtés de Radha, Shyam et l'Oncle...

(Du même auteur : Quand viennent les cyclones, Un homme meilleur)

Joël

Extrait :

Quand j'étais étudiant, une histoire circulait à propos d'un danseur de kathakali, un célèbre veshakaaran qui était devenu fou. Selon ses proches et ses voisins, sa lourde hérédité familiale le condamnait à la folie. Il était devenu si violent qu'il fallait l'attacher toute la journée. Le médecin recommandait de lui verser des quantités de cruches d'eau sur la tête pour le rafraîchir et limiter ses accès de folie.
Un jour où l'on donnait un spectacle dans un temple voisin, il entendit battre le tambour toute la soirée. Il brisa ses chaînes et s'en alla rejoindre le temple. Les danseurs se préparaient dans un cabanon de fortune derrière le temple. Ils furent pris au dépourvu en le voyant apparaître.
« Quel est le katha ? demanda-t-il.
— Duryodhana Vadham, répondit quelqu'un.
— Je serai Duryodhana », dit-il.
Les danseurs de dévisagèrent, désemparés. L'acteur qui devait incarner Duryodhana murmura :
« Faites ce qu'il veut et aidez-le à s'habiller.
— Avertissez sa famille de venir le chercher », dit le pettikaran.
Le moment venu, le veshakaran se dégagea des mains qui le retenaient, monta sur scène et devint Duryodhana. Personne ne devina que l'homme sur scène passait ses journées enchaîné à grogner, à crier et, au pire de ses crises, à se rouler dans ses excréments. À la fin du spectacle, il alla s'asseoir dans un coin. Quelqu'un l'aida à se déshabiller. Un autre le raccompagna chez lui. Mais tous ceux qui le virent cette nuit-là ne purent oublier son Duryodhana. C'était la prouesse d'un homme totalement maître de lui-même.

Les neufs visages du cœurs
Les neufs visages du cœur d'Anita Nair - Philippe Picquier - 590 pages
Traduit de l'anglais par Marielle Morin.