Au début de la correspondance, chacune défend son mode de vie, n'y voyant qu'avantages et bienfaits : Soltana, la française d'adoption, ne comprend pas les peurs de Dahbia et lui explique combien la vie en France, pour une femme, est un chance qu'il faut savoir saisir. Dahbia quant à elle, se sent totalement incapable de recommencer une existence sur une terre qui n'est pas la sienne et qui ne l'acceptera jamais comme telle. Elle tente de transmettre à Soltana son amour pour les montagnes qui les ont vu naître. Dahbia et Soltana remonte le cours du temps et se raconte leur enfance, quand elles ne faisaient finalement que se croiser. Et puis, au fil des missives, les images d’Épinal se brouillent et laissent apparaître une autre réalité : pour Soltana les problèmes d'intégration, la sensation de ne jamais réellement être chez soi que ce soit en France ou au Bled deux mois par an. Pour Dahbia, l'absence du père travaillant en France, le carcan des traditions et une guerre civile qui a ravagé son pays.
Il n'y a chez Dalila Bellil aucun manichéisme mais bien le parcours complexe de deux femmes prisonnières des préjugés et du regard des autres. Si au début du roman, l'auteur semble prendre parti pour l'un des deux parcours, on réalise ensuite qu'il n'en est rien et Dalila Bellil dresse un double portrait tout en nuance. Et au-delà des cas particulier de ces deux femmes se sont les relations troubles et ambiguës de deux pays liés depuis des décennies et qui n'assument pas leur histoire commune. C'est aussi l'occasion de (re)découvrir l'horreur des années noires algériennes qui fera plus de 200 000 morts et des milliers de disparus, à travers le regard d'une femme.
Si le style de Dalila Bellil n'a rien de remarquable, elle nous emporte cependant dans le parcours singulier de ces deux femmes généreuses et pleine de tolérance malgré les douleurs passées. C'est sans doute ce que l'on retient le plus : cette capacité à croire en l'avenir sans s'enfermer dans la rancœur et la peur de l'autre.
Dalila Bellil signe ici un premier roman à la fois sombre et lumineux et offre un double regard sensible sur l'Histoire ambiguë de la France et de l'Algérie.
Laurence
Extrait :
Chère Dahbia,
[...] À part les étés qui nous réunissaient, qu'avions-nous en commun ? Que pouvions-nous partager ? Ma vie était en France. La tienne se déroulait dans ce village poussiéreux et hors du temps. Tu n'as sans doute jamais compris ni mesuré combien je détestait ces retours en arrière, ces vacances forcées, ce mois qui s'écoulait dans une lenteur désespérante. Nos retrouvailles m'apparaissaient comme une consolation miraculeuse, un baume apaisant pour mon cœur malheureux. Puis, on t'a cloîtrée comme toutes les autres filles du village. Tu n'étais encore qu'une enfant, mais on a estimé que l'air du dehors t'aurais viciée. Par bonheur je pouvais venir chez toi, mais je sentais que, déjà, tu m'échappais. On t'avais coupé les ailes. On n'attendait que le moment de te piquer, tel un papillon.
Comment aurais-je pu aimer ce bled qui emprisonne les fillettes ? Chaque fois que nous rentrions en France, je savourais ma chance d'échapper à un pareil destin. Comme j'appréciais ma conditions d'immigrée ! Nous avions beau vivre dans une HLM, entassés comme des veaux, mon existence me semblait paradisiaque. [...]
Chère Soltana,
[...] La France ? J'y songeais quelquefois. C'était l'autre pays de mon père. Celui qui nous l'avait pris. J'en étais jalouse. À cause de lui, nous n'avions un père qu'un mois sur douze. Bien sûr, ce pays nous permettait de manger à notre faim, mais le prix à payer en retour était si élevé qu'il en était malhonnête. Les Kabyles vouaient une admiration sans limite envers ce pays bien plus moderne et avancé que le nôtre. Certains au village s'enorgueillissaient de savoir rouler les « r » aussi bien que les Parisiens. D'autres avaient vécu plusieurs années de l'autre côté de la mer et ne rêvaient que d'une chose : y retourner. Lorsqu'ils évoquaient Paris ou Marseille, une douce lumière s'allumait au fond de leurs yeux. C'était sûr que la vie au village devait les dépayser… Moi, je n'avais jamais rêvé de vivre en France. Vivre aux côtés de mon père, oui. Mais ici, chez nous. Sur notre terre. Je ne parlais pas un mot de français, à peine l'arabe. Comment aurais-je survécu loin de nos montagnes ?
Nos pères sont partis de Dalila Bellil - Éditions Encre d'Orient - 280 pages
Commentaires
mardi 3 janvier 2012 à 21h08
Un livre formidable. Dalila Bellil nous permet de faire une vraie rencontre : celle de deux femmes qui apprennent à échanger, à se confier, et à reflechir sur leur propre vie grâce à la bienveillance et la sincérité de l'amitié qui les unit. Une correspondance qui les fait grandir et qui nous permet aussi, à nous lecteurs, d'acquérir une maturité et de bénéficier de cette grandeur d'âme.