Jusqu'à présent, je n'avais lu d'Anne Percin que ses romans pour la jeunesse mais j'avais pu mesurer tout son talent pour retranscrire avec une grande justesse la période tourmentée de l'adolescence. Le premier été, roman adulte paru ce mois-ci aux éditions du Rouergue, explore lui aussi cet entre-deux, ce moment où l'on n'est plus un enfant mais pas encore un adulte. Et une fois encore, Anne Percin nous offre un roman bouleversant.
Dans un petit village de Haute-Saône, deux sœurs trentenaires vident la maison des grands-parents récemment décédés afin de pouvoir ensuite la vendre. Cette maison était le refuge de leurs vacances quand elles étaient enfants. Alors bien sûr, chaque pierre, chaque meuble, éveille des souvenirs. Mais pour la narratrice, ces souvenirs pèsent lourd dans sa mémoire. Trop lourd. Et la croix, « plantée à la sortie du village », ne fait que renforcer ce sentiment de culpabilité. Alors, elle raconte à sa sœur ce qu'elle a tu pendant trop d'années :
Alors je vais parler dans te regarder, les yeux fixés sur les dessins compliqués du tapis rouge. D'abord, je ferai le tour de la bordure extérieure, et puis j'en viendrai au motif central. Et tu m'écouteras, parce que tu es assise, désœuvrée, parce que tu es ma sœur et que nous n'avons rien à faire de mieux, maintenant qu'on a tout vidé dans la maison, que de nous montrer sur ce banc.
C'était l'été de ses 16 ans, un été caniculaire. Comme chaque année, elles passaient leurs vacances dans le village des grands-parents. Elle étaient les « filles Valette » : ni vraiment du coin ni tout à fait étrangères. Renouer à chaque saison les liens avec les enfants du village, observer de loin ceux de la colo, parcourir les champs, se réfugier dans le grenier pour de longues séances de lecture. Cet été-là aurait pu être semblable à tous les autres. Et pourtant, tout sera irrémédiablement différent.
Différent, parce l'adolescence est un moment de mue si difficile ; parce que les sentiments sont décuplés et exacerbés ; parce qu'enfin c'est une période tyrannique où la norme est le maître-mot. La narratrice égrène les épisodes de cet été-là en apparence banal. Mais la tension est omniprésente à l'instar de ce soleil qui écrase tout, et le lecteur est prisonnier de cette confession qui prend des tours et des détours. On suspecte, on croit avoir compris, on s'attend au pire. Et pourtant, on est très loin de la vérité. Car si le drame n'est pas là où on l'imaginait, il n'en est pas moins cruel et terrifiant et nous replonge dans nos propres souvenirs. Ceux d'une adolescence où l'envie de se fondre dans la masse, d'être par dessus tout « normal », nous oblige à renier une part de nous même.
Il est très difficile de parler de ce roman sans en abîmer l'intelligente construction. On serait tenté d'en dire trop pour expliquer à quel point l'auteur a réussi, une fois encore, à saisir avec une extrême justesse cette période trouble et ambiguë de l'adolescence. Je peux par contre souligner l'écriture d'Anne Percin, sensible, poétique et intime : il y a ces descriptions d'une nature en éveil, à l'image de la narratrice ; les tourments intérieurs d'une âme et d'un corps en devenir ; l'omniprésence de la musique comme vecteur des images enfouies dans les tréfonds de la mémoire. Chaque mot, chaque phrase, malgré une simplicité apparente, parvient à émouvoir par sa sincérité et sa profondeur. Anne Percin n'est pas une adepte de l'artillerie lourde : point d'éclat ou de rebondissements tonitruant. Elle œuvre en véritable dentellière, par petites touches, avec délicatesse. On devient alors le prisonnier consentant d'une confession troublante et déchirante.
Du même auteur : Point de côté, Comment (bien) rater ses vacances, Né sur X, Comment (bien) gérer sa love story.
Laurence
(Les avis des autres membres du jury des Biblioblogueurs en suivant ce lien et ceux du jury des lecteurs dans les commentaires du billet)
Extrait :
Il m'entraîne. Je le regarde me servir un verre. Je suis un peu triste pour lui et pour moi. Antoine est un garçon sympa. De toute évidence, il était amoureux de toi, il n'est donc pas pour moi. Et maintenant…
Quel gâchis !
On boit notre Coca en silence, les yeux tournée vers la piste de danse. Ceux qui gesticulent me semblent heureux dans leur naïveté. Ils rient en dansant. Tout a l'air simple. La danse, le regard des autres sur eux, rien ne les dérange. Comment font-ils ? Les filles dansent face à face, elles se tiennent parfois la main : comme toujours chez les filles, l'autre est un miroir de soi, l'autre est le brouillon d'un garçon. Je connais ça. Je pourrais peut-être, si tu étais là, en faire autant. Mais tu danses avec lui, qui prend de grands airs, je suis condamnée à rester où je suis. Même si tu venais me chercher en cet instant - hypothèse hautement improbable -, je ne bougerais pas. C'est trop tard. Je ne suis pas dedans, je ne suis pas là… C'est moi qui suis de trop, ou c'est le monde.
Le premier été de Anne Percin - Éditions du Rouergue - 163 pages
Commentaires
vendredi 26 août 2011 à 11h57
Merci Laurence pour ce beau billet ! Un livre qui me tentait, et tu confirmes bien mon intuition
vendredi 26 août 2011 à 12h56
J'ai découvert la plume d'Anne Percin avec son roman jeunesse Comment (bien) rater ses vacances et j'ai été bluffée par son humour et son style.
J'avais déjà noté Le premier été et ton billet ne fait que renforcer mon envie de le lire !
vendredi 26 août 2011 à 18h59
C'est une de mes prochaines lectures, j'ai lu ton billet en diagonale. J'y reviendrai. J'ai peur d'en savoir de trop avant de commencer.
samedi 27 août 2011 à 08h49
Malice et Bladelor : heureuse d'avoir confirmé vos envies. Vous ne devriez pas le regretter.
Sylire : j'ai fait très attention justement en rédigeant ce billet de ne rien déflorer. Ce qui n'est certes pas évident vu le roman.
vendredi 2 septembre 2011 à 19h34
je le termine et j'ai adoré !!
lundi 23 avril 2012 à 20h03
quand on commence on a du mal à s'arreter merci
jeudi 14 juin 2012 à 22h26
divin!
dimanche 17 juin 2012 à 11h24
Voici mon billet concernant ce roman d'une grande sensibilité :
http://livresdemalice.blogspot.fr/2...
dimanche 17 juin 2012 à 15h46
Malgré une écriture parfois insatisfaisante, je me suis laissé captiver par cette histoire toute en nuances. Les affres de cette relation adolescente empreinte d'une vraie sensualité contrariée par la différence de l'autre et le regard des autres sont rendues avec beaucoup de justesse et d'émotion. Donc, au bilan, un très beau livre.
dimanche 17 juin 2012 à 16h26
Oui, un livre subtil, tout en finesse, à la fois pudique et plein de sensualité. Et une belle étude des émotions adolescentes. J'ai beaucoup aimé.
dimanche 17 juin 2012 à 16h59
Beau livre , sujet des plus sensibles celui de nos adolescents , domaine que A Percin connait bien et cela se voit A mettre entre toutes les mains....
lundi 18 juin 2012 à 10h52
Je n'ai pas été vraiment enthousiasmée par le livre d'Anne Percin.Certes, la sensibilité, la finesse dans l'analyse des émois adolescents sont bien présents, c'est un joli roman,mais qui manque singulièrement de force et d'épaisseur.
lundi 18 juin 2012 à 18h09
Récit de l’adolescence qui évoque une caisse de petites madeleines de Proust, une histoire finement écrite qui nous plonge avec délices dans les premiers émois du corps, de la sensualité, de la découverte de l’autre mais aussi de la peur de ce qui est différent, de tout ce qui n’entre pas dans la normalité, dans le cadre, la confrontation avec les laissés-pour-compte.
Il a suffit de quelques sollicitations de la mémoire pour que Catherine se retrouve plongée dans son chemin de croix, pour elle la mémoire est cruelle et c’est peut être cette expérience de l’enfance qui la rendue solitaire, repliée sur elle-même, ce fort sentiment d’abandon la poursuivra toute sa vie durant, alors que pour Angélique la mémoire est tellement sélective que tout glisse.
C’est une belle histoire que chacun dans son enfance aurait pu vivre, c’est aussi l’apprentissage de la vie !
mercredi 20 juin 2012 à 14h22
Roman lu vite. Très vite. Trop vite, peut-être ? J'avais envie de percer ce fameux secret d'adolescence : ce procédé narratif , assez facile, m'a un peu gênée au final, et m'a empêchée d'entrer pleinement dans l'écriture. Une lecture donc plaisante, mais qui s'effacera sans doute assez vite. Mention par contre sur le choix de la narration à la deuxième personne, qui offre les plus belles pages du roman : la relation entre les deux sœurs s'en trouve étoffée, et le doute sur le statut de cette narration (paroles réelles ou imaginées) est bien plus intéressant que le secret tant attendu...
vendredi 22 juin 2012 à 20h38
C'est bien le paradoxe de certains livres qui se lisent vite et gentiment, ils disparaissent à la même allure de la mémoire vive.
dimanche 24 juin 2012 à 21h21
Et bien... pour ma part, je suis passée complètement à côté de ce livre, qui ne m'a pas du tout touchée ! Comme je l'indique dans le billet que j'ai écrit à son sujet, et que vous pouvez lire en cliquant sur ce lien, je pense tout simplement ne pas appartenir au public concerné. cela dit, je comprends bien l'intérêt qu'on peut y trouver, et les remarques et retours que vous faites les uns et les autres à son sujet me confortent dans ce que j'avais compris.
vendredi 23 novembre 2012 à 08h50
Mon billet, enfin !
http://liliba.canalblog.com/archive...
Merci encore pour cette belle découverte !
vendredi 21 décembre 2012 à 09h06
Je suis ravie qu'Anne Percin ait gagné le prix biblioblog, quelle excellente auteur ! Je suis tombée sous les charme de sa plume depuis "Bonheur fantôme", et je ne ma lasse pas de ces livres depuis. Je n'ai pas réussi à chroniquer "Le premier été" tant il m'a troublée, tu le fais très bien, bravo !
samedi 22 décembre 2012 à 09h27
Céline : j'ai découvert pour ma part la très belle plume d'Anne Percin avec Point de côté (l'épisode qui précède Bonheur fantôme) et je n'ai jamais été déçue depuis.