L'accordeur de silences, c'est Nwanito, narrateur et gamin de onze ans. Selon son père, Silvestre Vitalicio, il est né pour se taire, d'épurer les silences. Selon son frère aîné Ntumzi, il est devenu au jour de sa naissance l'antalgique des douleurs morales de son père, inconsolable de la disparition de sa femme Aminha Dordalma (Douleur d'âme), ne sachant plus quoi faire de son veuvage.

Le gamin doit veiller sur « l'incurable absence, garder les démons qui dévoraient le sommeil de son père.»

Silvestre père tyrannique, à la doctrine de vie pleine d'une mystique très personnelle : les femmes sont un sujet défendu, les prières interdites, mais les dieux sont partout, dans les étoiles, les eaux transparentes du cours d'eau passant non loin. Ce père donc, Ntunzi, Nwanito ainsi que Zacaria Kalash, domestique et ancien militaire de son état et l'ânesse Jezibela objet des attentions particulières du maître des lieux habitent tous, comme les « derniers survivants », sur une ancienne concession de chasse perdu au bout d'un Mozambique dévasté par les guerres. Ce trou perdu est baptisé Jésusalem par Silvestre. "Cette terre-là où Jésus devrait se décrucifier. Et point final."

On croisera également l'oncle Aproximado, seul lien avec l'extérieur pour la fourniture de biens de première nécessité.

A Jésusalem, le monde de Silvestre est vraiment à part, avec sa cosmologie, sa religion, son vocabulaire, ses interdits qui semblent naître au fur et à mesure de ses délires. A Jésusalem, n'entrent ni livres, ni cahiers, ni rien qui s'apparente à l'écrit. «L'écrit était un pont entre des époques passées et à venir, époques qui n'avaient jamais existé.»
Puisque Nwanito est voué au silence, il écrit leur vie, ses interrogations sur sa mère sur des cartes à jouer.

Et puis un jour, tout ce monde là vole en éclats un soir de tempête. Une femme, Martha, s'est installée parmi eux. Selon l'oncle Aproximado, elle vient photographier des hérons mais elle tente surtout d'oublier Marcello, l'amour de sa vie. Elle aussi est perdue. A chacun des douleurs, ses démons.

Voici donc les grandes lignes sur les personnages, la vie à Jésusalem. Impossible d'en dire plus. Avec son écriture si inventive, si poétique à sa façon, que certains trouveraient un brin déjantée, une langue énigmatique, belle et tragique à la fois, pleine de créations, d'inventivité, Mia Couto a su créer un univers très particulier qui peut dérouter au premier abord. Une fois entré dans le monde de Silvestre, pris d'empathie pour les enfants comme pour Zacaria, lui aussi plein de mystères, L'accordeur de silences est un enchantement. Cette langue est parfaite pour rendre au mieux les idées hallucinantes, hallucinées de Silvestre, les interrogations des enfants, leur aspiration à une autre vie loin du père si plein de culpabilité.

Dépaysement absolu.

Dédale

Du même auteur : Tombe, tombe au fond de l'eau, Poisons de Dieu, remèdes du Diable.

Extrait :

- Alors, papa, racontez-nous, vous.
- Voici ce qui s'est passé : le monde s'est terminé avant même la fin du monde…
L'univers s'était achevé sans spectacle, sans déchirure ni éclair. Par dépérissement, tari dans le désespoir. Et ainsi, nébuleusement, mon père déviait sur l'extinction du cosmos. D'abord, les lieux-femelles commencèrent à mourir : les sources, les plages, les eaux. Puis, les lieux-mâles : les villages, les chemins, les ports.
- Seul cet endroit a survécu. C'est ici qu'on vit pour toujours.
Vivre ? Pourtant, vivre c'est accomplir des rêves, attendre des nouvelles. Silvestre ne rêvait pas et n'attendait pas de nouvelles non plus. Au début, il voulait un endroit où personne ne se souviendrait de son nom. Maintenant, il ne se souvenait plus lui-même qui il était.
Oncle Aproximado mettait de l'eau dans le vin des élucubrations paternelles. Son beau-frère avait quitté la ville pour des raisons banales, communes à ceux qui avancent en âge.
- Votre père se plaignait de se sentir vieillir.
La vieillesse n'est pas l'âge : c'est une fatigue. Quand on est vieux, tout le monde a l'air pareil. Telle était la jérémiade de Silvestre Vitalicio. Quand il se décida au voyage absolu, les habitants et les lieux était déjà tous indiscernables. D'autres fois – et elles furent si nombreuses – Silvestre aurait déclaré : la vie est trop précieuse pour être dilapidée dans un monde désenchanté.
- Votre père est très psychologique, concluait l'oncle. Ça lui passera, un jour.
Les jours et les années passèrent et le délire de mon père persista. Avec le temps, les apparitions de l'oncle se raréfièrent. Ces absences grandissantes me faisaient souffrir, mais mon frère me détrompait :
- Oncle Aproximado n'est pas celui que tu crois, me prévenait-il.
- Je ne comprends pas.
- C'est un geôlier. C'est ça ce qu'il est, un geôlier.
- Comment ça ?
- Ton cher oncle garde la prison à laquelle on est condamnés.
- Et pourquoi on devrait être en prison ?
- À cause du crime.
- Quel crime Ntunzi ?
- Le crime que notre père a commis.
- Ne dis pas ça, mon frère.
Toutes les histoires que papa inventait sur les raisons de quitter le monde, toutes ces versions fantaisistes n'avaient qu'un seul but : empoussiérer notre raison, en nous tenant à l'écart des souvenirs du passé.
- Il n'y a qu'une vérité : notre vieux fuit la justice.
- Et quel crime a-t-il commis ?
- Un jour, je te raconterai.

L'accordeur de silence
L'accordeur de silences de Mia Couto - Éditions Métailié - 238 pages
Traduit du portugais (Mozambique) par Elisabeth Monteiro Rodrigues