Costantino, le personnage principal de La Nuit, est dans de sales draps. Les deux hommes de main du Fou – Fedele et Ottavio – lui offrent une dernière nuit de ripailles avant son exécution. Cela fait pourtant des dizaines d'année que Costantino obéit scrupuleusement au Fou : d'abord coursier d'étranges colis, puis jardinier d'un domaine inhabité, il a laissé le fou diriger sa vie. Mais Costantino ne réussit pas à étouffer ce désir d'amour et de bonheur qui le tiraille depuis l'adolescence.

- Je vais ma route sans me poser de questions, mais quand je rencontrerai l'amour, je m'arrêterai, et à cet instant je serai totalement moi et pas un autre.
- Et comment reconnaîtras-tu l'amour ?
Ce sera comme succomber.

Avec ce premier récit, Marco Lodoli nous entraîne dans un univers surréaliste et merveilleux. Alors que les premières pages laisse présager une classique histoire de mafia, la narration réaliste laisse lentement la place au fantastique et le lecteur, hypnotisé par la richesse et la puissance de l'écriture, se laisse prendre au piège de la toile tisée avec malice par l'auteur.

Le Vent est en apparence d'un tout autre registre : Lucas sillonne chaque nuit la capitale au volant de sa fiat 850 à la recherche de quelques clients. Mais ce soir-là c'est un étrange passager qui prend place dans sa voiture et commence pour Lucas et ses proches une folle course contre la montre. Le Vent est sans aucun doute, le récit le plus drôle de la trilogie mais aussi le plus intéressant sur le processus de création littéraire. En effet, dans une amusante mise en abîme, Marco Lodoli s'invite dans l'action et s'interroge sur son statut d'écrivain.

Je relis ces lignes et je me demande pourquoi m'est passée l'envie d'analyser par le menu les personnes et les comportements. […] Désormais je poursuis seulement le vent qui souffle en rafales, et tout est de profil, le monde a le col retroussé et virevolte autour du gouffre. De temps à autre, il y a un abri, un muret en retrait, histoire de reprendre haleine et de se leurrer en pensant que l'on peut vivre recroquevillé là-derrière, construire du solide. Mais cela ne dure pas, je redeviens un habitant du vent qui pousse nerveusement les mots, tourne les pages et n'en a rien à faire des phrases impeccables.

Mais l'auteur va rapidement se retrouver dépourvu face aux réactions de ses protagonistes.

Dans le dernier roman, Les Fleurs, il est encore question d'écriture puisque le narrateur, simple postier d'un petit village, a tout abandonné pour se consacrer à la poésie. Son métier mais aussi son village. Le voici donc à Rome, attendant désespérément d'être remarqué par le directeur de la revue La Tanière. Mais l'attente va durer plusieurs années...

Trois romans aux intrigue et aux ambiances différentes mais dans lesquelles on retrouve des motifs récurrents. La constante géographique et temporelle en tout premier lieu : les personnages de Marco Lodoli évoluent dans une Rome nocturne faite d'ombres et de dédales. Il ne s'agit pas de la capitale de carte postale offerte aux touristes, mais d'une ville fascinante et inquiétante, propice aux rencontres les plus inattendues.
Il y a aussi cette omniprésence d'un démiurge qui tire les ficelles à l'abri de l'agitation (Le Fou dans La Nuit ; le directeur de la revue pour Les Fleurs et Marco Lodoli lui-même dans Le Vent). Les personnages de Lodoli ne seraient donc que des pantins obéissant à une force supérieure. Pourtant, chacun d'eux a un espoir fou, un but à atteindre quel qu'en soit le prix. Comme le dit si bien Louise Boudonnat, la traductrice, ils sont les prétendants à l'impossible : aller plus loin que l'amour, que la mort, que l'écriture. Ces Don Quichotte, en courant après leurs chimères, vont faire basculer vers des univers fantasmagoriques absolument surprenants. Il y a de la magie dans les récits de Lodoli et on prend un réel plaisir à redevenir enfant le temps d'une lecture.

Et puis bien sûr, il faut parler du style de Marco Lodoli, de la profusion et de la richesse de son écriture : c'est un tourbillon de métaphores, d'envolées lyriques, d'images hallucinées. Marco Lodoli enchaîne les phrases avec une grande fluidité et l'on oublie totalement la technique pour simplement savourer la poésie de ses trouvailles et de ses descriptions.

Pour conclure ce billet, je laisserai les derniers mots à Carlos, un des protagonistes du Vent :

- Mais la grammaire, la syntaxe, les proposition ? Demande Luca un filet d'espérance dans la voix. Toutes ces belles règles ?
- Un après-midi j'ai compris que j'en avais plus rien à faire des règles. Je m'en souviens comme si c'était hier, on était en novembre, le jour des morts.
- Et qu'est-ce qui compte alors? »
Un voile céleste de mélancolie tombe du visage émacié de Carlos, tel un drap entortillé par le vent à la fenêtre d'une ruelle.
« Les histoires à dormir debout, Luca, seulement les histoires à dormir debout. »

Alors laissez-vous emportez pour trois histoires à dormir debout puisque l'on vous dit que rien d'autre ne compte...

Du même auteur : Boccacce

Laurence

Extrait :

Les Fleurs

Allongé sur un banc, les mains dans les poches et les yeux grands ouverts, soutenant le bleu du ciel, je me dis : je ne sais pas pourquoi je suis ici, mais j'y suis. Dans ce misérable square entre les immeubles et le Tibre, j'attendrai le temps qu'il faudra, un jour ou vingt ans, ça n'a pas d'importance. Ma patience et mon impatience sont égales. Je me sens comme une motte de terre modelée par la pluie et le soleil, et même si je ne fais rien, même si derrière leurs poussettes les mères me regardent de travers en me prenant pour un clochard, en moi une force bouillonne, œuvre et façonne, et je sais qu'elle ne capitulera pas. Le rien se transforme secrètement en or.

Les prétendants
Les prétendants de Marco Lodoli - Éditions P.O.L. - 435 pages
Traduit de l'Italien par Louise Boudonnat