De la première guerre mondiale jusqu'au renversement du Roi Farouk et l'avènement de Nasser, Mahfouz nous donne à suivre comme un grand feuilleton la vie de cette famille. Certains trouveront des références à Balzac ou Zola dans cette saga dans le fait qu'elle est une étude sociale sur différents points importants de la société égyptienne de l'époque : le mariage, la Grande affaire dans les familles, les répudiations en corollaire, les règles de tenue d'une bonne maison, la religion omniprésente à différents degrés, l'aspiration à l'élévation sociale, la place des femmes et leurs rapports avec les hommes.
C'est aussi une présentation en parallèle de l'histoire de l’Égypte, ses soubresauts politiques, des réformes politiques, économiques, de la lutte pour l'indépendance contre les Anglais, l'apparition du mouvement des Frères musulmans, du communisme… etc.

Si j'ai peu accroché aux passages sur l'histoire politique du pays, ceux sur le cours de la vie familiale m'ont plus intéressés. Ici, on s'apercevra que N. Mahfouz fait de l'amour un de ses sujets principaux. C'est le sentiment le plus développé dans cette trilogie, tout en délicatesse parfois quand il est naissant ou bien en grandes envolées presque lyriques. Mahfouz s'attarde à exprimer les sentiments de ses personnages, toutes générations confondues. L'amour, le désir également sont toujours très enflammés. Personne ne connaît la tiédeur au sujet de l'amour.

Si les femmes, l'exemplaire épouse et mère Amina, les filles aux tempéraments si différents que sont Khadiga et Aïsha, sortent jamais puis par la suite un peu et uniquement pour effectuer les visites d'usage à la famille, aux connaissances, ou bien pour leurs dévotions aux martyrs de la Foi, les hommes de la famille Abd El-Gawwad (Ahmed, le père et Yasine surtout mais également Kamal dans une moindre mesure) ont eux une vie nocturne notable.
Monsieur Ahmed assume pleinement l'assouvissement de ses plaisirs et ses désirs. Il n'aime rien de tant que retrouver ses amis de toujours pour des réunions jusqu'à très tôt à discuter poésie, chanter, jouer de la musique, boire jusqu'à la plus intense ivresse, parfaire son jeu de séduction, avoir des maîtresses parmi les Almées (chanteuses professionnelles recrutées pour les mariages ou autres célébrations) ou bien parmi son voisinage. On parle ouvertement de politique, s'amuse à des joutes verbales, savoure les bons mots et l'humour.

Tout cela démontre combien est grande la culture orale du pays et libres les mœurs de certains. C'est également le moyen pour l'auteur de prôner des valeurs auxquelles il est très attaché comme celles de la démocratie ou de la justice sociale. L'auteur pointe également le contraste extrêmement fort avec ce qu'il décrit de la vie des femmes cantonnées dans leurs foyers. Bien évidemment, tout cela ne concerne qu'une petite part de la société égyptienne, celle aisée des commerçants, d'une bourgeoisie bien installée. Kamal, dernier fils de Monsieur Ahmed découvrira lui les disparités existant avec le monde des très riches.

Il est difficile de résumer cette longue saga mais entrer plus dans les détails se serait le risque de faire peur, d'éloigner d'éventuels lecteurs. En tout cas, si vous n'êtes pas effrayés par le nombre de pages (découpés en trois tomes), cette trilogie est à lire pour en savoir plus sur la vie égyptienne, son histoire plus contemporaine, les fondements de sa politique et les raisons de la situation actuelle du pays.

Je n'ai qu'un seul reproche à faire sur cette trilogie. Elle s'adresse essentiellement à l'éditeur qui a choisi de présenter un arbre généalogique de la famille qu'à la fin du troisième tome. Il aurait été plus judicieux, à mon sens, de le donner dès le premier. Cela aurait permis au lecteur de s'y retrouver plus vite entre les membres de cette grande famille. Un détail certes, mais qui a son importance si l'on ne veut pas perdre de lecteurs.

Une lecture au long court mais pleine d'intérêts. A découvrir.

Dédale

Extrait :

Dans la paix du matin naissant où l'aube retient sa traîne aux premiers rais de lumière, montèrent de la cour et du fournil les coups sourds du pétrin, aussi rythmés que la frappe d'un tambour. Amina était debout depuis près d'une demi-heure. Elle avait fait ses ablutions, sa prière, et était descendue au four pour réveiller Oum Hanafi, une femme d'une quarantaine d'années, entrée toute jeune au service de cette maison qu'elle avait quitté que le temps d'un mariage, suivi d'une répudiation qui l'y avait ramenée. Tandis qu'elle s'était levée pour faire le pain, Amina de son côté s'affairait à la préparation du petit déjeuner. La cour de la maison couvrait un vaste espace, percé au fond à droite d'un puits, condamné par un couvercle de bois depuis que le sol avait vu les premiers pas des enfants et par la suite équipé de tuyau pour aller chercher l'eau. Au fond à gauche, deux grandes pièces jouxtaient l'entrée de la salle du harem, l'une réservée au four et faisant par conséquent office de cuisine, l'autre aménagée en cellier. Quoiqu'un pu à l'écart, la pièce du four parlait fidèlement au coeur d'Amina. Combien de temps avait-elle passé en ces lieux ? Au bout du compte, une vie entière sans doute, entre ces murs qui s'habillaient aux couleurs de fête à la venue des Moussems, quand les cœurs s'ouvraient aux joies de la vie et que les bouches se tendaient alléchées par l'éventail de mets savoureux qu'ils offraient alors de saison en saison, comme l'eau de raison du ramadan et ses qatayef, les gimblettes et les galettes de la fête de rupture du jeûne ou le mouton de la fête du Sacrifice, engraissé et dorloté, avant d'être égorgé sous les yeux des enfants qui ne lui refusaient jamais une larme d'adieu sur un fond d'allégresse.
L’œil voûté du four au fond duquel grondait un feu ardent ressemblait alors à un brandon de joie allumé dans le secret des cœurs. Il était comme le joyau de la fête, l'heureuse promesse de son succès. Et si Amina sentait qu'elle n'était « là-haut » que l'ombre du maître et la représentante d'un pouvoir dont elle ne possédait pas la moindre parcelle, elle régnait en revanche sans partage sur ces lieux. D'un seul ordre, elle laissait mourir le feu ou lui donnait vie. Un mot d'elle décidait du sort du bois et du charbon qui attendrait à droite, dans l'angle. Quant au fourneau en terre, rangé en face sous les étagères des marmites, des plats et des plateaux en cuivre, il dormait dans son coin ou crépitait à son signal sous la langue des flammes. Elle était ici la mère et l'épouse, la muse et l'artiste dont l'entourage attendait l’œuvre, les yeux fermés. A telle enseigne qu'elle ne gagnait les éloges de son époux, quand il daignait lui en faire, que par le truchement d'un plat élaboré de main de maître et savamment dosé à la cuisson.

La trilogie du Caire
La trilogie du Caire : Impasse des deux palais ; Le palais des désirs ; Le jardin du passé de Naguib Mahgouz - Éditions Le Livre de poche - Traduit de l'arabe par Philippe Vigreux