Récit à deux voix – les deux sœurs - , La couleur de l’aube concentre, chacune avec sa tonalité, l’angoisse quotidienne qui sourd dans la ville de Port-au-Prince. A elles deux, Angélique et Joyeuse forment les deux faces d’une même réalité. A deux voix, elles dessinent un portrait de Fignolé, leur frère qui n’est pas rentré de la nuit. Fignolé qui n’a jamais accepté d’être embrigadé par aucun dogme, aucun uniforme, aucune doctrine. Fignolé qui se trouve incapable de s’inscrire dans la vie. Fignolé qui traîne aujourd’hui un désespoir qui lui brûle le sang. Et Fignolé que personne n’a vu depuis la veille.

Elles ont juste une journée. Une journée pour enquêter et essayer de retrouver une trace de leur frère musicien, enragé contre le parti des Démunis, qui s’est retourné contre ses supporters.

Joyeuse, qui travaille comme vendeuse dans une boutique de luxe, est dans l’attente : D’un homme. Un seul. Un homme ordinaire. Un homme, vœu de mes jours. Envie de mes nuits. Un homme qui mange ma vie. Un homme tapi dans la longueur de mes hanches. Un homme dont l’absence descend en pente douce jusqu’au haut de nos cuisses. Sensuelle, elle pense qu’elle a des fesses à emballer tous les trottoirs. Elle n’a pas le temps, elle avale la vie par les deux bouts, mais pour la première fois elle a vraiment peur pour son frère.

Angélique, pendant ce temps s’abstrait dans la religion et fréquente notamment les Pentecôtistes, sous la férule du célère Pasteur Jeantilus qui harangue les foules et fait chanter ses ouailles. Au cours du récit elle lèvera le voile sur la naissance de Gabriel, son fils, dans un moment d’abandon.

Et leur mère qui, quelques mois après la naissance de Fignolé, retrouva sa condition de femme sans être obligée de vivre avec un homme au quotidien est celle qui tient l’édifice de la famille à bout de bras.

Mère eut un mari, beaucoup d’amants, mais aucun homme ne la posséda. Il ne lui apprirent pas grand-chose hormis certains gestes au lit. Ne lui donnèrent rien à part quelques dollars. Mère n’est pas femme à acheter la paix d’une maison en vendant son âme.

Il y a aussi John, l’Américain humanitaire, qui a choisi la famille de Fignolé pour faire son œuvre charitable, Venu se défaire de son ennui de gosse de riche en semant la pagaille chez les pauvres qu’il admire comme d’étranges animaux debout sur deux pattes. John, dont Angélique dit que : c’est tellement facile d’être gentil et bon et d’inventer des histoires de livres et de cinéma. John a un avenir. Nous n’en avons pas. Il y a des gens riches. D’autres pauvres. Nous serons toujours pauvres. John toujours riche. John n’est pas des nôtres et ne le sera jamais.

Concentré sur une seule journée qui commence tôt le matin et va s’achever très tard dans la nuit, les trois femmes tentent d’occulter l’angoisse qui monte au fur et à mesure de la journée. Pourtant dès le matin à la radio, elles ont entendu qu’une émeute a eu lieu la veille au soir contre le gouvernement en place …

Et puis il y a surtout Port-au-Prince. Haïti vit la violence quotidienne à l’image de cette scène que vit Joyeuse où un étudiant, blessé à mort m’a fixée de ses yeux révulsés. Celui qui l’a tué était debout, en face de moi. En guenilles, ensauvagé jusqu’à la moelle, il avait à peine seize ans : sans passé, sans avenir, sans parenté, une nature à nu, une plaie frottée à sang.

Un style précis, condensé, qui évoque celui de William Faulkner à qui Yannick Lahens a consacré un essai. Une écriture sensuelle, sensible, poétique qui vous enveloppe comme une mélopée envoutante. Un récit poignant, vécu en « vingt quatre heures chrono », où l’auteur réussit le tour de force de ne jamais s’apitoyer sur le sort de ses personnages, qui courent tous pourtant tout droit vers le désastre.

Alice-Ange

Extrait :

Contrairement à Angélique, Mère n’a jamais rien attendu de personne. Elle a répondu au malheur au coup par coup, l’encerclant quelquefois comme pour l’étreindre. La vie d’Angélique est un fruit dont elle aurait mangé la meilleure portion sans même s’en apercevoir, sans même en goûter le jus. Ceux qui l’approchent sont conduits à éprouver à son endroit une indulgence tiède qui ne débouche jamais sur une relation profonde et durable. Quelque part en elle est gravé ce signe qui distingue les perdants et qui finit par les isoler irrémédiablement de l’autre partie de l’humanité. Angélique est morte de cette mort lente que connaissaient les réprouvés. Angélique a attendu et n’a pas eu ce qu’elle espérait. Comme beaucoup de femmes, Angélique espérait tout et puisque ce tout n’est jamais arrivé, elle l’a perdu sur une seule mise. Attendre ce que l’on peut avoir et se rendre compte trop tard que l’on ne l’aura jamais fait une vie coulée dans un étroit moule de tristesse, une vie de vaincue. Mère est épuisée mais pas vaincue. « L’épuisement fait courber l’échine mais la défaite n’est pas belle. » Du jour où j’ai compris que quelque chose faisait tourner le monde contre moi et tous ceux qui me ressemblent, j’ai choisi de devenir l’exacte opposée d’une vaincue, la face contraire de l’épuisée.

La couleur de l'aube
La couleur de l'aube de Yanick Lahens - Éditions Sabine Wespieser - 224 pages