La narratrice de cette lettre à la mère, de ce Stabat mater si poignant est Cécilia. Cette fillette abandonnée comme beaucoup d'autres aux portes de L'hospice de la Pietà passe ses nuits les yeux grands ouverts. Dévorée d'angoisses elle parle à sa mère imaginée, livre ses frayeurs et cauchemars sur le papier, discute souvent avec sa mort qu'elle imagine tête aux cheveux de serpents, veillant sur elle chaque nuit, avec son regard doux. Elle n'a goût à rien, s'alimente à peine, on s'inquiète pour sa santé. Rien ne la retient sur cette terre, même plus la musique, surtout pas celle du vieux Don Giulio. Il « écrit depuis des lustres, il est à court d'idées, d'inspiration. »

Un jour le vieux maître de la chapelle de la Pietà est remplacé par Don Antonio. Cécilia a une très bonne oreille, un grand sens de la musique. Quand A. Vivaldi auditionne les élèves, elle fait exprès de jouer faux. Mais le compositeur n'est pas dupe. Il fera d'elle la pièce maîtresse de sa nouvelle formation instrumentale. Les jeunes filles, chanteuses et musiciennes enchanteront les vénitiens et bien des têtes couronnées par leur virtuosité, par la magie des notes de ce prêtre décidément pas comme les autres.

Lors des concerts, elles sont invisibles aux spectateurs, elles sont imaginées. « Nous sommes enterrées vivantes dans un délicat cercueil de musique. » Il faut bien financer l'orphelinat.

J'en déduis que beaucoup d'entre eux viennent ici pour nous imaginer. […] Nous sommes le son pur, la voix coupée du corps. Nous sommes leurs rêves.

La prière de Don Antonio, c'est de faire entendre la musique des mots dans notre bouche. Il les oblige à inventer, jouer les choses qu'elles n'ont jamais connu, elles qui ne sont jamais ou si peu sorties dans le monde : des paysages, des animaux, le monde entier, des choses, des êtres, sensations et sentiments. Don Antonio est capable d'écrire de la musique pour tout : la victoire de Venise sur les Turcs, des funérailles, l'été, des oratorio, des motets, des concertos pour mandolines… A chaque nouvelle création, les filles se bousculent autour de la partition, la feuillette avec avidité, pleines de curiosité, pour cette nouvelle aventure. Imaginez ce que cela devait être à cette époque cette émotion immense de découvrir pour la première fois les œuvres du prêtre roux ?

Je te donne les morceaux les plus enivrants, tu ébranleras les âmes jusque dans leur tréfonds, là où notre personne se dissout dans quelque chose qui coïncide avec les frissons du cosmos.

J'ai aimé ce Stabat mater, cette jeune fille désespérée mais assez forte pour s'en sortir, s'accrocher vaille que vaille à la musique pour s'extirper de ses ténèbres mortelles, de cette solitude si intense qui l'amène aux portes de la folie. Si j'ai aimé l'idée de cette rencontre entre la demoiselle et le compositeur de génie, j'ai déploré le manque d'équilibe de cette histoire. Si Tiziano Scarpa voulait rendre hommage au compositeur qui l'aime par dessus tous, il s'attarde alors trop longuement sur la sombre vie de la jeune orpheline. Si cette dernière n'est pas sans intérêt, elle est par trop développée au détriment de la partie avec Vivaldi. Ce qui fait que son lecteur est un tantinet frustré. On aurait vraiment aimé en savoir plus sur cette rencontre entre Don Antonio et sa virtuose du violon. On reste réellement sur sa faim. On se console en écoutant les œuvres du grand Antonio. L'auteur nous donne même sa discographie idéale en fin d'ouvrage !

Cette réserve mise à part, ce Stabat Mater est un bel hymne à une jeune âme, à une musique si pleine de vie, à la vie si pleine de musiques.

Dédale

Extrait :

Aujourd'hui sur mon violon, j'ai essayé d'imiter les cris des oiseaux. J'étais chargée de la classe des petites, les moins de sept ans. Maintenant que j'ai seize ans, entre autres attributions je dois former les cadettes. Elles apprennent sur des violons minuscules qui produisent des sons très aigus. C'est à peine si leurs petits doigts sortent une note juste sur cinq, elles jouent aussi faux les unes que les autres. Au bout d'un moment, elles s'impatientent, on voit bien qu'elles n'aspirent qu'à grandir, à affermir leur prise. Si elles pouvaient, elles s'allongeraient les doigts avec une tenaille pour hâter leur croissance, elles les extirperaient de leurs paumes.
Aujourd'hui j'ai dit aux petites : « On va imiter le cri des hirondelles. » J'ai frotté mon archet sur les codes de mon violon.
Elles fronçaient les sourcils, se bouchaient les oreilles.
« Allez, essayez vous aussi ! » ai-je dit.
Elles ont ébauché une caresse timide sur les codes en les effleurant.
« Vous n'osez pas ? »
Il est surprenant de voir à quel point ces fillettes sont déjà dressées à se contrôler. Dès qu'on leur demande quelque chose qui sort de l'ordinaire, elles se montrent frileuses.
« Allez, courage ! Vous n'avez jamais entendu d'hirondelles ? Elles ne murmurent pas ! »
Nous nous sommes éparpillées dans la pièce, courant d'un coin à l'autre, avec nos archets qui striaient le ciel, comme le vol oblique des hirondelles.
« Imaginez que vous venez de gober au vol un moustique, le bac grand ouvert, disais-je en sillonnant la classe, vous avez avalé son ventre gonflé de sang, vous signifiez au ciel entier combien c'est délicieux, vous clamez par toute la voûte d'azur votre bonheur de voler, vous êtes ivres de vertige, tout là-haut, vous traversez l'espace, vous planez, vous tombez ! » J'insufflais l'enthousiasme à ces corps graciles : « Allez, vous êtes des hirondelles et vous pépiez ! » Sur les petits violons, les premiers aigus ont frémi, d'abord brefs, puis les stridences se sont amplifiées et étirées.

Stabat Mater
Stabat mater de Tiziano Scarpa - Éditions Christian Bourgois - 135 pages
Traduit de l'italien par Dominique VIttoz