1187, la jeune Esclarmonde, quinze ans à peine, refuse de dire oui au mariage que son père lui impose.

Mais, de mon désir, nul ne se souciait.
Qui se serait égaré à questionner une jeune femme, fût-elle princesse, sur son vouloir ?

Alors, le jour de la noce, elle exprime de la plus violente manière son refus de n'être qu'une matrice pour perpétuer un nom, un domaine, un honneur. Et selon son vœu, elle est emmurée vivante dans une petite cellule près de la chapelle du château sur le domaine des Murmures. « J'ai creusé ma foi pour m'évader et cette évasion passe par le reclusoir. »

Au temps des troubadours, du fol amour, des preux chevaliers, bien souvent soudards pour assouvir leurs désirs, « Paroles de femme n'étaient alors que babillage. Désirs de femme, dangereux caprices à balayer d'un mot, d'un coup de verge. »
Mais Esclarmonde, toute jeunette qu'elle est, n'a pas froid aux yeux, a du caractère. Elle sait ce qu'elle veut et surtout ce qu'elle ne veut pas. Dès lors, la vie sur le domaine et bien au-delà en est totalement bouleversée. Même la mort semble s'être retirée au loin, la nature est plus généreuse. Peu à peu, Esclarmonde sera vénérée telle une sainte. Mais, mais… c'est sans compter avec la peur tapie dans le fond des cœurs.

Une fois encore, Carole Martinez fait des merveilles, offre là une galerie de portraits remarquables, joue du langage ancien, de sa capacité à décrire en peu de mots cette nature violente et puissante à la fois. Parfois elle n'hésite pas à parler cru mais toujours aussi judicieusement. Elle rend intelligemment hommage aux femmes, à leurs secrets, leur sagesse.

L'auteur sait, telle une funambule, aller sur la frontière si ténue entre le réel et l'onirique. Elle attache son lecteur au fil soyeux des légendes et des fables.

Le monde en mon temps était poreux, pénétrable au merveilleux. Vous avez coupé les voies, réduit les fables à rien, niant ce qui vous échappait, oubliant la force des vieux récits. Vous avez étouffé la magie, le spirituel et la contemplation dans le vacarme de vos villes, et rares sont ceux qui, prenant le temps de tendre l'oreille, peuvent encore entendre le murmure des temps anciens ou le bruit du vent dans les branches. Mais n'imaginez pas que ce massacre des contes a chassé la peur ! Non, vous tremblez toujours sans même savoir pourquoi.

Voilà tout ce que je vous dirai de ma lecture de cet envoûtant roman, qui se lit absolument d'une traite, juste le temps de dire ouf. Difficile sera votre retour en nos temps contemporains.


Du même auteur : Le coeur cousu

Dédale

Extrait :

Je suis l'ombre qui cause.
Je suis celle qui s'est volontairement clôturée pour tenter d'exister.
Je suis la vierge des Murmures.
À toi qui peux entendre, je veux parler la première, dire mon siècle, dire mes rêves, dire l'espoir des emmurées.

En cet an 1187, Esclarmonde, Damoiselle des Murmures, prend le party de vivre en recluse à Hautepierre, enfermée jusqu'à sa mort dans la petite cellule scellée aménagée pour elle par son père contre les murs de la Chapelle qu'il a bâtie sur ses terres en l'honneur de sainte Agnès, morte en martyre à treize ans de n'avoir pas accepté d'autre époux que le Christ.

J'ai tenté d'acquérir la force spirituelle, j'ai rêvé de ne plus être qu'une prière et d'observer mon temps à travers un judas, ouverture grillée par où l'on m'a passé ma pitance durant des années. Cette bouche de pierre est devenue la mienne, mon unique orifice. C'est grâce à elle que j'ai pu parler enfin, murmurer à l'oreille des hommes et les pousser à faire ce que jamais mes lèvres n'auraient pu obtenir, même dans les plus doux des baisers.
Ma bouche de pierre m'a offert la puissance de la sainte. J'ai soufflé ma volonté depuis la fenestrelle et mon souffle a parcouru le monde jusqu'aux portes de Jérusalem. Mes yeux, dans la tombe entrouverte, ont suivi les croisés en route vers Saint-Jean-d'Acre, jadis nommée Ptolémaïs.
Mais ma voix a déplu, on me l'a arrachée. Et les phrases avalées, les mots morts-nés m'étouffent. La foule des peines souterraines me tourmente. Ce qui n'a pas été dit m'enfle l'âme, flot coagulé, furoncles de silence à percer d'où s'écoulera le fleuve de pus qui me retient entre ces pierres, ce long ruban d'eau noire charriant carcasses d'émotions, cris noyés aux ventres gonflés de nuit, mots d'amour avortés. Saignées de paroles pétrifiées dans leurs gangues.
Entre dans l'eau sombre, coule-toi dans mes contes, laisse mon verbe t'entraîner par des sentes et des goulets qu'aucun vivant n'a encore empruntés.
Je veux dire à m'en couper le souffle.
Écoute !

Le domaine des murmures
Du domaine des murmures de Carole Martinez - Éditions Gallimard - 201 pages