Ce roman se présente comme la confession ultime du romancier Wilkie Collins pour un lectorat du 21ème siècle. Le célèbre narrateur, inquiet des répercussions de son récit, aurait en effet préféré que son manuscrit reste à l'abri pendant les 125 ans qui suivirent sa mort, et nous voici donc dépositaire de son étrange témoignage. L'histoire commence en 1865, cinq ans avant la mort de Dickens. Ce dernier, de retour d'un séjour en France avec sa maîtresse, est victime d'un terrible accident ferroviaire. Il en réchappe par miracle mais est irrémédiablement marqué par la vision des cadavres et l'apparition d'un être étrange, au nez et aux doigts coupés, le mystérieux Drood. Il n'en faut pas plus à Dickens, grand amateur de mesmérisme, pour réveiller son imagination et émettre les hypothèses les plus inquiétantes sur ce sombre personnage. Aider de son ami et du beau-père de sa fille, Wilkie Collins, il décide de traquer Drood jusque dans les tréfonds de Londres. C'est le début d'une course-poursuite qui durera jusqu'à la mort de l'Inimitable.

Voilà pour le résumé très succinct de l'intrigue mais ce serait évidemment une hérésie de cloisonner ce fabuleux roman à ces quelques faits. Dan Simmons réussit ici un tour de force et Drood tient à la fois du roman fantastique, de la biographie, du roman psychologique et j'en passe. Il fallait bien ces presque 900 pages pour gagner ce pari.

Commençons par nous attarder sur le narrateur, Wilkie Collins, auteur de la célèbre Dame en blanc et précurseur du roman policier. Si son nom est aujourd'hui resté dans les annales (contrairement à ce qu'il pense en nous adressant son témoignage), il était déjà à l'époque bien moins connu que son grand ami Charles Dickens. Évidemment, la pilule a du mal à passer pour ce romancier rêvant de gloire et de succès et ne parvenant pas à s'affranchir de la tutelle de son maître.  Ainsi, sous la plume de Dan Simmons, Wilkie Collins ne se montre pas sous son meilleur jour : il boit des quantités effroyables de laudanum sous prétexte de soulager sa goutte, a des relations plus ou moins contestables avec ses amantes mais surtout nourrit un mélange d'admiration et de jalousie à l'égard de Charles Dickens. Si le personnage de Wilkie Collins pourrait presque s’apparenter à un antihéros, on ne peut cependant s'empêcher d'éprouver une certaine empathie pour cet éternel second couteau et je reste éblouie par le portrait psychologique fouillé et ambigu qu'en dresse Dan Simmons.

Mais Drood ne serait rien sans l'Inimitable, il me faut donc parler de Dickens. Mais un Dickens bien particulier puisqu'il s'agit de la vision qu'en a Wilkie Collins. Le portrait n'est donc pas toujours flatteur et l'on devine les excès d'autorité et l'égocentrisme du grand romancier. Collins détaille les 5 années précédant la mort de l'auteur : de l'écriture de ses feuilletons, aux tournées de lecture absolument effarantes, en passant par ses relations adultérines et sa grande passion pour le mesmérisme, c'est une plongée en apnée dans l'univers du grand Dickens.

Et j'en viens maintenant à la première qualité de ce roman. Que l'on soit ou non lecteur de Dickens et/ou Collins, on ne peut que se passionner pour les nombreux passages faisant références aux œuvres de l'un et de l'autre. Dan Simmons a fourni ici un travail phénoménal de documentation et est parvenu à transmettre tout cela sans jamais tomber dans la démonstration et l'étalage gratuit. Bien au contraire, il y a une grande fluidité dans l'intertextualité et les clins d'œil, nombreux, seront facilement repérés par les lecteurs des deux auteurs tout en donnant envie aux autres de remédier à cette défaillance. Et si cette érudition est si aisément partagée c'est que Dan Simmons a su habilement mêler ses connaissances des œuvres victoriennes à une intrigue haletante.

En effet, si ce roman n'avait reposé que sur les éléments biographiques et l'hommage à ces deux auteurs, Dan Simmons ne nous aurait certainement pas tenus en haleine pendant plus de 800 pages, quelque soit son talent de conteur. Or, Drood est aussi un thriller implacable. Collés aux basques de Wilkie Collins nous pénétrons dans un univers inquiétant, proche parfois du monde de Lovecraft, peuplé de créatures étranges dans une géographie inédite. Car l'une des bonnes trouvailles de Dan Simmons est d'avoir créé cette Londres souterraine, une ville sous la ville, avec ses règles et ses castes. Bien sûr, à l'instar de toute bonne intrigue de fantastique, le lecteur n'arrive jamais réellement à déterminer ce qui relève du paranormal de ce que l'on doit imputer à la consommation trop excessive de laudanum de notre cher Collins.

La deuxième grande qualité de ce roman est donc de s'adresser aussi bien aux lecteurs de Dickens qu'aux amateurs de littérature de l'imaginaire. Un grand écart accomplit avec brio par Dan Simmons et je ne peux que vous recommander à mon tour la lecture de ce grand roman.

(D'autre avis, ailleurs dans la blogosphère : Karine, Pimpi, Isil, Arnaud ou encore Cuné)

Du même auteur : Terreur

Laurence

Extrait :

« Wilkie, connaissez-vous Edgar Allan Poe ?
- non », répondis-je. Nous étions déjà dix marches plus bas, et ce puits à pic paraissait sans fond. Les « marches » étaient plus exactement des blocs dignes d'une pyramide, distants les uns des autres de presque un mètre, chaque degré et chaque dalle parfaitement lisses et ruisselantes d'humidité souterraine, dans les ombres trompeuses d'un noir d'encre que projetait la petite lanterne. Au moindre faux pas, on pouvait s'attendre à des os fracassés et, très probablement, à une nuque brisée. Je descendais les marches tant bien que mal, tantôt sautant, tantôt faisant une grande enjambée, le souffle court, essayant de suivre le minuscule cône de lumière que dirigeait la main de Dickens. « Un de vos amis, Charles ? Demandai-je. Un amateur de cryptes et de catacombes, peut-être ? »
Dickens s'esclaffa. L'écho était merveilleusement effroyable dans ce puits de pierre abrupt. J'espérai de tout cœur qu'il ne recommencerait pas.
« Je répondrai par un "non" catégorique à votre première question, mon cher Wilkie, répondit-il. Mais peut-être par un "oui" à la seconde ».
Dickens s'était arrêté sur une sorte de palier. Sa lanterne éclaira alors des murs raides, surmontés d'un plafond bas, et un couloir qui s'enfonçait dans les ténèbres. Des rectangles noirs s'ouvraient comme des portes de part et d'autre de ce corridor. Je sautai sur la dernière marche pour le rejoindre.
« J'ai rencontré Poe à Baltimore dans les dernières semaines de ma tournée américaine de 1842, poursuivit-il. Je dois dire que ce type a commencer par me fourrer entre les mains ses Contes du grotesques et de l'arabesque, un ouvrage de sa plume, avant de revendiquer mon attention. Causant avec autant de liberté que si nous étions des pairs ou des amis, Poe a poursuivi la discussion – ou plus exactement son monologue -, pendant des heures, parlant de littérature, évoquant son œuvre puis la mienne, puis de nouveau la sienne. Je n'ai jamais trouvé le temps de lire ses histoires pendant mon séjour en Amérique, mais Catherine l'a fait. Elle est extrêmement séduite. De toute évidence, ce Poe éprouvait une prédilection pour les cryptes, les cadavres, les inhumations prématurées et les cœurs arrachés à ses seins palpitants. »
Je continuais à scrutais les ténèbres qui s'étendaient au-delà du faible halo de lumière de la lanterne sourde. En raison de l'effort que cela m'imposait – je n'ai pas une très bonne vue – , les ombres avaient tendance à se fondre et à se déplacer, comme des formes allongées et mouvantes. Ma migraine s'aggravait.
« Je suppose que tout cela a un rapport avec notre situation actuelle, Dickens, observai-je sèchement.
- Seulement dans la mesure où je ne peux m'empêcher de me dire que Mr Edgar Allan Poe aurait apprécié cette escapade d'avantage que vous en ce moment, mon cher Wilkie. »

Drood
Drood de Dan Simmons - Éditions Robert Laffont - 880 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Odile Demange