Pour ça, rien de plus simple : il leur suffit d'appliquer les méthodes des héros de série NCIS (relevés d'empreintes, filatures, déductions, etc). Sauf qu'à 11 ans, on ne peut consacrer chaque minute de son emploi du temps à la résolution des crimes : il faut aussi aller à l'école, éviter les voyous, tomber amoureux, s'occuper de sa famille (Harry vit avec sa maman et sa grande sœur – son père, sa grand-mère et sa petite sœur étant restés au Ghana). Harry raconte tout cela à un drôle de confident : un pigeon qui depuis quelques jours, vient quotidiennement lui rendre visite.

Harri est petit bout d'homme à la langue bien pendue même s'il maîtrise pas encore toutes les subtilités de l'anglais :

En Angleterre, il y a une palanquée de mots différents pour tout. C'est au cas où t'en oublierais un, il t'en reste toujours un autre. C'est rudement utile.

Il use et abuse des mots argotiques et des expressions de sa banlieue, qui reviennent comme des gimmicks : « tanfou » (temps fou), « trop brutal »,  « faire trouiller », « jtejure », « dégaj », etc. Il faut donc, en tout premier lieu, accepter ce postulat d'écriture. Le parler-enfant est une entreprise toujours délicate en littérature et provoque souvent soit l'adhésion totale soit le rejet catégorique. Pour ma part, bien qu'ayant eu un peu de mal au début de ma lecture, je trouvais le personnage tellement attachant et intéressant que je suis passée outre. Car paradoxalement, il y a parfois des passages saisissants, résultants d'un savant mélange de poésie et de pauvreté de la syntaxe, comme cette description du carnaval :

Aujourd'hui c'était le carnaval. C'était sur la pelouse. Il a plu comme vache qui pisse, n'empêche tout le monde est quand même venu. Y avait des noms de cigarettes sur tous les parapluies. Les danseuses ont quand même dansé. Leurs plumes étaient tellement colorée qu'on aurait dit que le soleil était sorti. Une dame blanche était un paon. Tout son maquillage lui dégoulinait sur la figure. On aurait dit un marionnette cassée.

La façon dont s'exprime Harri est également perturbante parce qu'elle est en décalage avec l'âge qu'il est censé avoir. Parfois, on a l'impression qu'il est bien plus jeune que ses onze ans, mais cela est sûrement aussi dû à son statut de récent immigré. En effet, il y a une telle distance (et pas seulement géographique) entre son précédent mode de vie et la violence qu'il découvre en Angleterre, que son regard est souvent d'une grande naïveté.

Le choix stylistique ne m'a donc pas pleinement convaincue (mais à dire vrai, je ne sais si cela est dû à l'auteur ou à la traduction). Si je suis allée au bout de ma lecture, c'est qu'il y a tout le reste : on se rend vite compte que le fait divers n'est qu'un prétexte et que Stephen Kelman offre avant tout ici une critique cinglante de la fracture sociale en Angleterre. D'autant plus violente qu'elle est vue à travers le regard naïf d'un enfant. Stephan Kelman nous parle d'immigration, de violences urbaines et sociales, de racisme, de toute cette partie de la population qui semble oubliée de l’intelligentsia. Et pourtant, malgré la misère, le racisme, la drogue, les guerres de gang, notre petit Harri ne cesse de s'enthousiasmer et d'espérer des jours meilleurs. Comment d'ailleurs peuvent-ils être pires que ce qu'il a connu dans son pays natal ? Après tout, l'Angleterre ne connaît pas de guerre civile... A moins que... 

Je ressors de cette lecture avec des sentiments plutôt confus. Ni totalement séduite, ni vraiment déçue, je reste un peu dans l'expectative et j'attendrai donc le deuxième roman de cet auteur pour me faire un avis un peu plus arrêté.

Laurence

Extrait :

Mon mot préféré d'aujourd'hui c'est bamboula. Manman et Tata Sonia écrasaient les tomates pour la sauce palabre. C'était comme une course pour voir qui les tuerait en premier. Jtejure, j'étais content de pas être une tomate!
Manman : « Alors elle dit à Janette : est-ce qu'il y a d'autres sages-femmes par ici ? Et janette lui demande pourquoi. Et elle répond que c'est son premier bébé, et est-ce que je sais ce que je fais ? Elle dit qu'elle n'a pas envie d'une bamboula tout juste débarquée du bateau. »
Tata Sonia : « Bamboula ? C'est nouveau, ça. »
Manman : « Je te jure devant Dieu. J'ai dit que je n'étais pas arrivée par bateau, que j'avais pris l'avion. Ils ont des avions, maintenant, là d'où je viens. J'aurais dû ne rien dire du tout, en fait. J'ai été obligée de lui présenter des excuses. »
Tata Sonia : « Comment ça ? Tu as dû lui présenter des excuses ? Moi je te l'aurais fritée, oui. Je lui aurais dit que je lui avais jeté un sort juju, que son bébé allait naître avec deux têtes. Elle l'aurait certainement cru. »
Manman : « Tu ne peux pas dire ça, ce n'est pas professionnel. »
Tata Sonia : « Bamboula. Faudra que je m'en souvienne de celle-là. »
Moi : «C'est quoi, une bamboula ? »
Manman a arrêté d'écraser les tomates. Tu avis envie qu'elle s'échappent tant qu'il était encore temps. Sauve qui peut !
Manman : « C'est comme ça qu'on t'appelle quand tu es nouvelle à l'hôpital. Des fois, si tu es nouvelle, le patient n'a pas confiance. Ça veut juste quelqu'un qui est nouveau. »
Moi : « Oui mais pourquoi bamboula ? Je comprends pas. »
Manman : « Je ne sais pas. Pas de tourments. »
Tata Sonia : « C'est à cause du bruit que font les chaussures des infirmières. Quand elle sont nouvelles elles couinent sur le sol. Ça fait un bruit comme bam-boum-la, c'est tout. »
Moi : « Comment ça se fait que tes chaussures fassent pas ce bruit ici ? »
Manman : « Ça ne fait ça que sur les sols bien brillants. »
Ça me paraissait assez dingue. Ça pouvait être vrai. La prochaine fois que j'aurai des chaussures neuves, j'essayerai. Les couloirs des apparts ont des sols bien brillants. Je parie que ça fait un super couinement comme t'en as jamais entendu.

Le pigeon anglais
Le pigeon anglais de Stephen Kelman - Éditions Gallimard - 328 pages
Traduit de l'anglais par Nicolas Richard