Morris Magellan, trentenaire et cadre-dirigeant, habite dans une banlieue pavillonnaire avec sa femme et ses deux enfants. Ses voisins évoqueraient son amabilité, ses collègue son efficacité. En somme, le modèle même de celui qui a réussit sa vie. Et pourtant, il y a derrière les apparences, un mal qui le ronge lentement mais sûrement : l'alcoolisme.

Non pas cet alcoolisme festif des soirées mondaines ni celui de l'homme de la rue qui boit pour se réchauffer, mais un alcoolisme bien plus torve et dangereux, parce qu'invisible.
Morris boit, en cachette depuis des années. Peut-être cela remonte-t-il à cette fameuse fête estudiantine où il apprit la mort de son père. Mais peut-être pas. Qu'importe finalement. Le résultat est le même. Morris s'enlise inexorablement. Sans l'aide de l'alcool, il a l'impression que tout autour de lui n'est que boue et immondices. Le petit verre du matin, apparemment si inoffensif, lui permet d'affronter le monde et les autres. Il se sent ainsi plus fort, totalement maître de lui-même et de ses actes. Mais le verre du matin ne suffit bientôt plu, et il lui en faut d'autres, beaucoup d'autres, de plus en plus. Autour de lui, les gens commencent à comprendre, à jaser. Seule sa femme tente par tous les moyens de le comprendre et de l'aider. Mais la gentillesse n'est pas toujours la meilleure solution.

Quel roman ! Quelle écriture ! Cela faisait bien longtemps que je n'avais pas ainsi été happée dès les premières lignes, dès les premiers mots :

Tu étais à la fête quand ton père est mort – et à l'instant où tu l'as appris, un miracle a eu lieu. Un vrai miracle. Il n'a pas duré, bien sûr, mais est resté convaincant assez longtemps. Puis, une heure plus tard, tu as raccompagné une fille et tu l'as forcée à faire l'amour. Tu te cramponnais à elle, alors qu'elle pleurait et te suppliait : maintenant encore, ses larmes sont ce qui te rapproche le plus de la sensation de chagrin que tu as pu avoir à la mort de ton père. Tu as trente-quatre ans ; tout ce qui t'est jamais arrivé t'arrive encore.

Mais à peine ces quelques mots sont-ils lâchés, dans toute leur violence, que Ron Butlin change de focale et nous projette dans les souvenirs d'enfance de Morris. Il nous offre alors une scène magnifique entre un père et son fils qui découvre la relativité des choses.
Et puis le rythme change à nouveau. Deuxième chapitre, Morris est étudiant et apprend au cours d'une soirée la mort de son père. L'alcool aidant, il ne parvient plus à distinguer les souvenirs, le délire et la réalité. Ron Butlin rend à la perfection cet état d'ébriété :

Puis Andy annonce « Ton père est mort. Ta mère ne pouvait pas te joindre, alors elle a téléphoné ici. » Il t'agrippe le bras et demande si ça va. Helen saisit ton autre bras, et on dirait qu'ils vont t'emmener de force le long de cette ruelle étroite vers ton père assis mort dans son fauteuil.
Sandra portait des gants blancs qu'elle n'a pas enlevés, même quand vous êtes arrivées dans sa chambre meublée. Tu as remarqué cela – t'arrêtant juste à temps avant de lui demander si elle allait faire des tours de magie – et, au lieu de quoi, tu as demandé s'il y avait quelque chose à boire.

Après ce deuxième chapitre cauchemardesque, au rythme saccadé et oppressant, nouveau changement d'époque. Morris a « trente-quatre ans, et déjà aux deux tiers détruit ». Nous voilà maintenant dans le vif du sujet.
Ron Butlin nous raconte l'histoire d'une lutte quotidienne, d'autant plus insidieuse que le mal se dérobe au regard jusqu'au jour où il est trop tard. L'emploi permanent du « tu », outre l'effet d'identification pour le lecteur, permet à l'auteur de retranscrire les différents états de Morris sans tomber dans la caricature. Le narrateur est à fois son double, son ange-gardien et son démon mais jamais son juge. Morris est malade et c'est comme tel que Ron Butlin nous le décrit. Alors bien évidemment certains le trouveront détestable, les mêmes se diront que sa femme est décidément trop compréhensive. Mais c'est bien la dissection d'une pathologie qui est au centre de ce récit et non les raisons qui ont poussé Morris dans cette dépendance.
Chaque jour Morris se jure qu'on ne l'y reprendra plus, et chaque jour l'alcool se montre plus fort que lui. Page après page, on suit les mécanismes de cette descente aux enfers, dans ce que cela peut avoir parfois de plus violent et de plus glauque. Car s'il n'y pas de jugement, il n'y a pas non plus de compassion. 

L'écriture de Ron Butlin est absolument envoûtante. Il nous prend dans ses filets et ne nous lâche plus jusqu'à la dernière page. Et pourtant, rien de grandiloquent ou d'ostentatoire. C'est une écriture qui pourrait sembler à première vue d'une grande simplicité, mais où en réalité chaque mot est minutieusement choisi et dont la sobriété ne fait que renforcer le propos.

Irvine Welsh considère ce roman comme un des romans majeurs de la Grande-Bretagne des années 80 et je ne peux que souscrire à son propos. Une très belle et grande découverte.

Laurence

Extrait :

Il semble qu'il n'y ait plus d'énergie – si tu avais découvert l'alcool plus tôt, cela aurait pu éviter quelques cœur brisés. Pour toi, l'alcool n'est pas le problème – c'est la solution : qui dissout toutes les parties séparées en une seule. Un solvant universel. Un océan.
Trente-quatre ans plus tôt, tu es né dans un petit océan et tu es venu au monde à sa plus grande marée, rejeté sur le rivage après de nombreux mois à dériver sans espoir sur la mer. Ces jours-ci cependant, tu vis instant après instant comme un homme qui se noie. Quand tu bois, tu arrêtes de lutter et glisses petit à petit au-dessous de la surface, descendant brasse après brasse. Six pieds d'un coup; funérailles en mer. Laissant les eaux turbulentes se fermer loin au-dessus de toi, tu coules jusqu'à un doux repos au fond de la mer. Là, rien ne peut te toucher ou te blesser. Tout mouvement est ralenti, tout bruit amorti. L'anxiété et même la colère ne sont rien de plus que de douces perturbation dans l'atmosphère, presque des caresses, qui montent et refluent.

Le son de ma voix
Le son de ma voix de Ron Butlin - Éditions Quidam - 157 pages
Traduit de l'anglais par Valérie Morlot