Gabriel, jeune étudiant, est incarcéré au pénitencier El Sexto durant la répression des mouvements d'opposition étudiants. Là, il va être plongé dans un monde à part, doté d'une hiérarchie propre, comme une copie de celle de la société civile hors les murs. Fort heureusement, Gabriel se lie avec Cámac, son compagnon de cellule originaire des Andes, syndicaliste communiste, un homme honnête et droit. Peut-être le seul en ces lieux.

El Sexto accueille les meurtriers en tout genre, les clochards au rez-de-chaussez. Les droits communs et autres délinquants, les victimes de délation ou de vengeance se voient attribuer le premier étage. Le second est réservé aux politiques répartis pour une large part entre les communistes d'un côté et les apristes, membres de l'Apra (alliance populaire révolutionnaire américaine).

J.M. Arguedas sait parfaitement rendre le caractère ignoble de cette prison. Cette place hors du temps et des droits élémentaires à la dignité de l'homme cristallise tous les travers de la société de l'époque, sa hiérarchie, son refus viscéral des mélanges des couches sociales, la corruption, l'absence de justice. La violence sous toutes ses formes règne à tous les étages. C'est la guerre entre Estafilade, Maravi et Rosita. Ces trois là luttent pour le pouvoir de leur étage mais aussi sur le pénitencier. A El Sexto comme au dehors, les gens se côtoient mais ne se mélangent pas. Les autorités légales laissent faire en toute impunité, quand elles ne jettent pas de temps en temps de l'eau sur le feu.

Dans El Sexto, les différents partis politiques en prennent également pour leur grade. Rien ne les intéressent tant que leurs batailles idéologiques. Aucun sens de la solidarité. Aucun de ces militants n'agit pour tenter un tant soit peu d'atténuer voire limiter les abus, la prostitution, les crimes et autres trafiques qui sévissent entre les prisonniers. Entre l'indifférence ou l'impuissance, personne à part Gabriel ne tente quoique se soit pour sortir La Fleur, soumis à la prostitution ou bien le Pianiste, devenu fou à force de violence et de faim, de leur misérable condition. A croire qu'en entrant à El Sexto, ils ont perdu aussi leur humanité.

Tout ceci nous est présenté via une écriture, sombre, sans fioritures qui vous met immédiatement dans le bain. Rien en semble exagéré. D'un coup Arguedas met son lecteur face à ses personnages, comme si ce dernier venait juste d'être lui aussi incarcéré. Pas le temps de raconter trop qui est qui, à part les personnages les plus importants : Rosita, Cámac ou bien Estafilade. Comme le narrateur, le lecteur entre directement à El Sexto et apprend « sur le tas ».
Le choc est rude mais salvateur, on l'espère, pour le lecteur.

Un grand classique de la littérature latino-américaine à découvrir absolument.

Dédale

Extrait :

Cámac m'a appelé à nouveau  il s'est approché et m'a pris par le bras.
- C'est Maravi ! Dit-il. L'autre caïd d'El Sexto. Il a trois chéries  ce petit noir en est une. Allons-nous-en !
L’œil sain du charpentier brillait, l'autre était envahie de larmes épaisses.
- Allons-nous-en, l'ami ! demanda-t-il.
Son œil sain vibrait, on aurait dit qu'il ne supportait pas la sensation de dégoût qui opprimait son visage. Nous sommes partis.
- Au premier étage, ce sont les criminel non récidivistes, me dit-il au passage. Ce sont des violeurs, des escrocs, des voleurs à la tire. Il y a aussi un ex-sergent de Lambayeque, accusé d'attentat à la pudeur. Nous vivons à un étage du crime, ami étudiant  il est là, juste en dessous et nous au-dessus. À Morococha, à Cerro, c'est le contraire : en haut les sangsues, en dessous les travailleurs, sous la terre, dans les mines ou dans leurs baraquements. Parce que, à Morococha, les ouvriers indiens dorment dans des baraquements. Quel froid ils se tapent ! Les Indiens des communautés de Jauja ne veulent plus y aller et les entreprises embauchent des Indiens, de pauvres petits indiens, de Huancavelica. Camarade étudiant, à la mine ils sont juste comme ces clochards d'El Sexto : la lie de la terre. Les gringos leur crachent dessus. Pas sur nous, pas autant ! Et toi, qu'est-ce que tu en penses, camarade ? Tu sais que nulle part dans nos cordillères il ne fait aussi froid qu'à la mine ? Là-bas, à quoi peut servir un toit de tôle ? Juste à cacher les gens, qu'on ne les voie pas grelotter de froid. Le but c'est de les cacher et de leur sucer le sang. Les gringos, tu vois, ils ne sont ni d'ici ni d'ailleurs  ils sont du côté du fric. Voilà leur patrie !
Dans l'escalier, en arrivant au premier étage, il s'est arrêté à l'improviste pour parler. Je me suis étonné de la liberté avec laquelle il parlait à voix haute d'un sujet aussi brûlant. Même en prison, ses propos me semblaient téméraires. Nous autres, en ville, nous étions habitués à faire attention, à regarder autour de nous avant de parler. Cámac avait perdu cette habitude. Il avait derrière lui vingt-trois ans d'internement  en prison il avait retrouvé l'usage de la liberté.

El sexto
El Sexto de José Maria Arguedas - Éditions Métailié - 192 pages
Traduit de l'espagnol (Pérou) par Eve-Marie Fell.