Tout d'abord, l'intrigue, le fond de l'histoire de Rengaine est très simple. Un homme dont on ne connaîtra pas le nom, le narrateur, chute dans un trou ou bien s'enfonce dans un sombre tuyau. C'est selon son état d'esprit du moment. Même dans les petites rengaines qui nous trottent dans la tête toute la journée, il y a des variantes. Mais bon. Cet homme chute, sombre totalement car sa belle est partie. Il reste seul avec son désespoir. Il chute peut être au propre mais certainement au figuré.

Comme vous pouvez le constater, l'intrigue est simple. Sauf que sous la plume de Julien Maret, cette chute sans fin est traversée de mille et unes images. De plus, il se prend d'un malin plaisir à rédiger la litanie de son personnage en une longue suite de phrases, sans paragraphes, juste des chapitres aux titres bien mystérieux.
Parfois ces longues phrases sont entrecoupées de traits verticaux, comme pour marquer ce qui serait entre des parenthèses | des dialogues avec soi | avec le temps. En fait, il faut voir ce livre pour comprendre que cette rengaine est vraiment une suite de réflexions de celles que l'on rumine quand on est pas bien, triste ou préoccupé.
Des parenthèses, des digressions souvent pleines d'humour et si imagées que l'on revient parfois sur sa lecture pour être certain que l'on a bien lu ces lignes, qu'il ne s'agit pas là d'un ajout de notre cerveau, que nos pensées ne se sont pas elles-aussi laissées prendre dans la toile, la rengaine de J. Maret.

Durant la chute, le temps file comme du sable entre les doigts. Ces parenthèses, ces digressions comme celle | des oiseaux qui tirent la gueule. Ou après mûres réflexions s'envoient en l'air contre une vitre. […] Non ce n'est pas tous les jours la beauté sur terre, ni même dans les cieux |

Tout le charme étrange de Rengaine réside donc dans un impressionnant travail d'écriture, de ces jeux de mots, de sens, de manipulations d'expressions courantes, de répétitions, d'allitérations. Un subtil, passionnant et déroutant assemblage ! On y perdrait vite son latin si la curiosité | ou le petit brin de loufoquerie que l'on cache au fond de soi | ne nous tenait pas si fort.

Chuter est une profession qui exige des connaissances hyper approfondies, et une forme physique du tonnerre. Chuter, n'ayons pas la pétoche de lâcher les grandes formules, est un art. L'auteur s'engage à nous le démontrer, preuves à l'appui. Rengaine est une aubaine pour réveiller nos neurones engourdis. A la fin de votre lecture, ça pétille de partout. C'est réellement jubilatoire.
Et bon prince, l'auteur de s'adresser au lecteur qui se sera accroché jusqu'à la page 62, il présente ses excuses voire ses félicitations. Puis de reprendre sa rengaine au presque début.

Comment vous expliquer tout cela alors que j'en oublie tant et tant ? Finalement, y a rien à expliquer, il vous suffit de lire Rengaine. Et la lumière se fera, je l'espère, dans le trou noir où vous chuterez avec le narrateur. Rassurez-vous on en ressort un peu chamboulé, mais indemne.

Bonne chute, bonne lecture.

Dédale

Extrait :

Si je m'insère dans le tube, si je me laisse tomber dans le trou alors que je ne connais pas sa profondeur, parce que le trou est noir comme les ténèbres où comme du cirage, et rien ne m'assure qu'il ait une fin, encore moins qu'il soit la voie vers une destination. Si je m'enfile dans le tuyau sans savoir où il mène, un tuyau qui pourrait facilement mesurer des milliers de kilomètres de long, cela s'est déjà vu, toutes ces canalisations dans les murs, toutes ces conduites sous les routes et sous la terre, si je m'y faufile, c'est parce que ma situation l'exige. Si j'avais eu le choix, si tout s'était déroulé différemment, je me serais bien gardé de m'engager dans cette voie qui ne me garantit, puisque je n'y vois pas le terme, aucune issue, et il est possible au bout du compte qu'elle me conduise à une impasse, celle que j'essaie désespérément d'éviter. Ces accès sont l'unique chance que j'ai de sortir de l'état dans lequel je suis à l'heure qu'il est. Et les risques sont grands, car qui me dit que je ne vais pas me coincer dans un goulet, ou m'asphyxier par un manque d'oxygène, ou faire une crise aiguë de claustrophobie, ou bêtement mourir de faim, ou me perdre pour toujours et passer le restant de ma vie à errer comme un ver dans un dédale de galeries, ou me briser les reins si la chute s' »arrête sur la terre ferme, ou me faire digérer si je suis à l'intérieur d'un intestin, ou me faire dévorer, pourquoi pas, par une taupe géante. Rien ne me dit que là où je descends il n'y ait pas de taupes géantes et d'autres créatures plus informes et plus cruelles encore. Personne n'en est jamais revenu. Et moi, je ne veux surtout pas en revenir puisque, si je pars, c'est pour quitter ce que je vis ici. Revenir au point de départ est ma plus grande crainte. Cela, je ne le supporterais pas, je ne supporterais pas que ma destinée se résume à tourner en rond comme un poisson dans un bocal ou à tourner autour du pot pour savoir qui de l'autre ou de moi a raison, je ne supporterais pas de poursuivre les mêmes traces ou les mêmes pas, et qui sont mes propres pas sur lesquels je remarche pour la énième fois, je ne supporterais pas de refait les mêmes détours et les mêmes feintes pour ne pas cheminer sur le même chemin, ou de fuir les mêmes erreurs et devoir tout recommencer en ayant conscience que chaque nouveau départ amène une fin identique, je ne le supporterais pas. Au bout de ma chute, il faut qu'il y ait de l'eau, de l'eau douce et claire, de l'eau mousseuse et pétillante pour amortir le choc, ou un duvet de plume et un tendre parfum, il faut au bout du tunnel qu'il y ait la lumière et le ciel, ou la lune pour la décrocher, à la fin, j'aimerais qu'il y ait une paire de bras pour m'embraser, ou un visage pour me sourire, ou toi pour me consoler.

Rengaine
Rengaine de Julien Maret - Éditions José Corti - 89 pages