La robe est la longue narration d'une rencontre faite par vieux militaire fatigué, du temps de sa jeunesse. Aspirant issu de la noblesse, s'ennuyant passablement des manœuvres de caserne, il va croiser un homme fort mystérieux, dont l'influence va être décisive. Entraîné par Alvinczy, un autre militaire et tombeur patenté, notre héros va rencontrer tout d'abord la belle et mystérieuse Rosetta. La jeune femme est sans aucun tabou et le libertinage de notre aspirant se transforme rapidement en un amour passionné. Dans les jupes de Rosetta, le héros va faire la connaissance du père de la belle, Hermann : un homme tout puissant, au charisme inouï, sorte de gourou aux pratiques dangereuses au plus haut point.

Perturbé dans son appréhension de soi, le héros est un soir étrangement attiré par une robe exposée dans une boutique de confection. Il ne peut résister trop longtemps, la tentation est bien trop forte, avant d'essayer cette robe et de là explorer une autre part de lui-même. Le discours, les libertés de Hermann et de Rosetta vont le faire passer de l'autre côté.

Tout cela formait une pente contre laquelle il me paraissait inutile de résister. Je me persuadais avoir suivi la seule voie possible  il me suffisait simplement d’obéir à ce que mes désirs et mon instinct commandaient.

Ce roman est d'une grande originalité, de surcroît d'une excellente qualité et servi par un style d'une rare élégance. Tout est soigné pour porter les thèmes variés que sont la vie, la mort, le mal, les perversions, le désir, l'identité sexuelle - sans jamais tomber dans la vulgarité -, les dangers des influences psychologiques pour ne pas dire manipulations. Au fur et à mesure des pages, on se demande si l'aspirant s'aventure sur des frontières équivoques pour mieux se connaître ou bien s'il n'est pas tombé dans un traquenard des plus odieux. R. Alexis n'a pas son pareil pour évoquer ces frontières, rendre à merveille cette ambiance d'interrogations ou bien celle malsaine qui entoure Rosetta et son père. On peut aisément penser à l'atmosphère sulfureuse que l'on trouve également dans le film de S. Kubrick, Eyes Wide Shut.

La plume de Robert Alexis est pleine de force et de douceur. On sent un profond respect pour son personnage perdu dans ses ambiguïtés. On se laisse charmer, on s'interroge, on est séduit à son tour.

Du grand art ! A découvrir absolument.

Dédale

Extrait :

Je l'avais suivi toute l'après-midi. Il n'avait pas cessé de marcher, d'un pas lent et égal. Je m'étais insensiblement rapproché de lui. Il se retournait souvent, marmonnant à mon adresse des discours inaudibles. Il me fixa, puis s'assit sur la marche d'une porte cochère en inclinant la tête sur sa poitrine. Son aspect était remarquable. Il portait une vareuse militaire élimée, la plupart des boutons et des brandebourgs manquaient. Le col, haut et roide, montrait encore ce que je reconnus être l'insigne d'un régiment célèbre.
Mon habitude était plutôt à d'autres types de poursuites. Le libertinage, dont j'avais fait ma principale occupation, amusait mes amis. On me demandait quelles nouvelles aventures avaient occupé mon temps… Mais de cette après-midi, je ne dis jamais rien, à quiconque. L'impression qu'elle me fit demeure en moi de manière étrange. C'est un lieu commun de prétendre que certaines rencontres infléchissent le cours d'une vie, l'orientent dans une direction jusqu'alors insoupçonnée. De telles expériences, pourtant, ne font qu'ajouter à ce que l'on est. Il est fréquent d'oublier qui en fut la cause. La vague provoquée s'ajoute à toutes les autres et on reconnaît là, selon ses convictions, la force du hasard ou celle du destin.
Plus rares sont les événements auxquels on ne peut accorder aucune place, qui restent en soi comme des lignes infranchissables. Bien des mots que me confia cet homme sont aujourd'hui oubliés, mais je conserve l'essentiel comme un troublant héritage.
Parvenu tout près de lui, je ne m'inquiétai pas plus longtemps des convenances. Je m'assis à ses côtés, certain que c'était exactement ce qu'il souhaitait. J'eus un instant l'impression d'être captif d'une toile secrète qui nous reliait, lui et moi  lui au centre, agitant ces fils invisibles que tissent les araignées, moi, dans le rôle d'une proie fatiguée de ses vaines tentatives de fuite.
Il tourna une nouvelle fois son regard dans ma direction. Le visage n'était pas moins extraordinaire que le vêtement. Les rides profondes trahissaient l'âge et les soucis mais les yeux clairs étaient emprunts d'une grande douceur. Je côtoyais l'un de ces êtres qui longent la vie sans réellement lui appartenir, et dont le rêve masque la plénitude des faits. Par la fraîcheur de ses intonations, la voix trahissait une âme épargnée par le temps, figée quelque part dans le passé.

La robe
La robe de Robert Alexis - Éditions Points - 93 pages