Pour faire une bonne histoire, il ne faut rien de plus qu'un excellent rhum, une petite ville qui n'existe pas, un président-dictateur impitoyable, des cochons, un jeune agronome ambitieux et les sérénades d'Ibrahim Santos.

Santa Clara est une petite ville qui n'est répertoriée sur aucune carte. Et c'est bien là que commence le drame.
Car si le dictateur Alvaro Benitez n'avait pas goûté son rhum exceptionnel, il n'aurait jamais voulu savoir où il était produit.
Dans ce cas, il n'aurait jamais cherché la ville sur la carte de son pays. Ni vu qu'elle n'existait pas. Il n'aurait alors pas envoyé son premier ministre de frère en ambassade là-bas et certainement pas décidé de "moderniser" la culture des cannes pour faire encore plus de rhum. Tous les cochons du maire seraient encore vivants et Ibrahim Santos pourrait alors continuer à prédire la météo en jouant ses célèbres sérénades.
Si...

L'histoire des habitants de Santa Clara se déroule comme un conte, avec un brin de magie et de la poésie dans l'écriture qui fait que lorsque la dernière page est tournée, on relève la tête un peu hébété, les yeux encore dans le vague, comme au sortir d'un rêve fantastique.
Yamen Manai, jeune auteur français d'origine tunisienne, à l'art de brosser le portrait de ses personnages et de leur donner corps. Dès la première page, on plonge dans l'histoire à pieds joints comme Alice dans le terrier du Lapin. La suite n'est qu'une histoire. Mais elle pourrait tout aussi bien être réelle tellement tout est crédible. Du goût du rhum qui jamais ne manque jusqu'aux ors des instruments de musique de l'orchestre de Santa Clara. Et jusqu'au drame qui s'y déroule, qui est malheureusement bien trop vrai dans sa description.

Mais avant d'arriver au drame, c'est une véritable galerie de personnages burlesques qui défile, entre le maire ubuesque, la gitane qui lit dans le marc de café, le barbier et le Vieux... et Ibrahim Santos lui-même, musicien émérite, chef de l'orchestre local et monsieur météo. Tout y a sa place et on ne boude vraiment pas son plaisir. D'autant que certains ont droit à une légitimité tout historique avec petit rappel des faits à l'appui. Y a pas à dire, c'est de la belle ouvrage.

Si l'histoire est simple et réaliste, elle n'en amène pas moins une réflexion profonde sur la nature humaine (relations entre les hommes) et la nature tout court. La couverture du roman est très claire et la maison d'édition tunisienne affirme haut et fort sa position : A tous les dictateurs du monde, regardez donc défiler les heures à vos montres d'or et de diamants. Les peuples vous arracheront leurs rêves, les peuples sonneront votre glas.
Yamen Manai le répète dans sa préface, en donnant le contexte de l'écriture de ce court roman. C'est un engagement fort, pris publiquement, que de défier la tête haute toute forme d'abus de pouvoir. Et aux coups de fusil, Ibrahim Santos répond par des chansons.
Quant à la nature, la tournure prise par les événements dans le roman m'a remis en tête une chanson du groupe Esthésie qui tournait comme une ritournelle tout au long de ma lecture : "L'homme et la nature / La nature et l'homme / La nature aime l'homme / Mais l'homme hait la nature / L'homme est de nature / A tout dénaturer / La nature nourrit notre faible nature".
Ces quelques vers sont une parfaite illustration de ce qui se passe dans le roman, et dans notre réalité...

La plume de l'auteur est extrêmement agréable. Le paragraphe court, les éléments précis. On sent un plaisir d'écrire et une volonté de partager une vision, un sentiment qui se propage au lecteur par le souffle épique de la fin du récit. Les mots sont simples et parlent directement, comme une musique qui vous effleurerait l'âme. Entre rêve et réalité, on se laisse bercer par l'ambiance villageoise bon-enfant, un peu gauloise, où finalement il a l'air de faire bon vivre.

Pour faire une bonne histoire, il faut peu de choses, au final : un peu de rhum, des vieux têtus, des cochons pour la révolution, une diseuse de bonne aventure, un orchestre et les sérénades d'Ibrahim Santos.
Un roman à mettre entre toutes les mains.

Du même auteur : La marche de l'incertitude
Lire aussi l'interview de Yamen Manai pour le Biblioblog

Cœur de chene

(Les avis des autres membres du jury des Biblioblogueurs en suivant ce lien et ceux du jury des lecteurs dans les commentaires du billet)

Extrait :

Le soir tomba. La lune était belle et ronde et pas une constellation ne cachait ses étoiles. L'air léger portait dans tout Santa Clara l'odeur de la viande de porc grillé, et faisait geindre le maire qui gisait par terre, lampes éteintes, dans l'obscurité de sa maison.
Le vieux Ruiz s'était déniché une nouvelle canne. Il était dans son jardin, debout devant le feu, et mettait sur le grill des côtes épaisses qu'il avait salées et malaxées avec du romarin.
"J'avais raison, il est bien juteux !"
Alfonso Bolivar était assis derrière lui. Sa chemise était nettement moins blanche que le matin même. Il jeta par terre l'os de la monstrueuse côte qu'il venait de s'envoyer.
— Vive la Révolution ! dit-il en riant. Il se lécha les doigts et prit une gorgée de la bouteille de rhum qui traînait par terre. Si une vieille pierre comme toi ne s'y connaissait pas en cochons ! Tu devais même être là quand le Bon Dieu les a créés.
Nelson Ruiz opina de la tête.
— Oui, j'étais là ! Il porta à sa bouche une côte grillée et mordit dedans. C'est même moi qui lui ai demandé de les créer !

La Sérénade d'Ibrahim Santos
La sérénade d'Ibrahim Santos de Yamen Manai - Éditions Elyzad - 268 pages