L'histoire se déroule quelques années après la Seconde guerre mondiale, l'Holocauste, la découverte des camps en Sibérie, les premiers essais nucléaires. Morel, qui a lui-même connu les camps nazis, est un homme décidé à faire cesser la chasse aux éléphants d'Afrique et surtout la chasse sportive, pour le trophée et l'ivoire. Il se focalise sur les éléphants, mais il a déjà œuvré durant sa détention pour les hannetons. Un moyen comme un autre pour lui de préserver sa dernière part de dignité, lutter contre ses tortionnaires. Il lutte âprement pour la préservation des animaux, la nature et la vie. Par ce biais, il veut que les hommes retrouvent les racines du ciel que sont selon lui : l'honneur de l'humanité, la dignité, la liberté.

Il se déplace dans toute l'AEF (Afrique Équatoriale Française) pour faire signer sa pétition de sauvegarde. De cette action menée de façon très déterminée, il en viendra mêmes aux coups de force armés, certains dans la colonie n'y voient qu'une attaque contre les blancs. D'autres comme l'ancien député noir Waîtari font tout pour récupérer le mouvement en faveur d'une indépendance de la région. Le sort des éléphants n'est qu'un prétexte pour bouter les blancs ailleurs et prendre le pouvoir.
Sauf que Morel, si exalté, idéaliste qu'il est, voire fou, n'est pas si dupe que cela. C'est ce qu'il ressort des témoignages des gens qui l'ont croisé, accompagné comme le photographe américain Fields ou la serveuse allemande Minna. De plus, il fait des émules au grand damne de ses détracteurs qui trouvent que les autorités, du Gouverneur ou du colonel Schölscher s'activent trop mollement à l'arrêter.

C'est un roman polyphonique par excellence car R. Gary a construit son histoire sur ces témoignages des pros et des contres. Il nous permet ainsi de mieux appréhender toutes ou presque les données du problème. Comment faire cohabiter les humains avec « la plus grande image de liberté vivante qui existât encore sur terre. »
L'auteur nous interroge sur l'impact des humains sur cette planète, sur ce qu'il reste de leur humanité alors qu'ils sont en même temps capables des pires atrocités :camps de concentration, génocides, bombe H et autres joyeusetés pour ne citer que celles-ci.
L'auteur n'oublie pas les questions relatives à la place de l'Afrique dans le monde, le poids, le respect des traditions ancestrales. On peut comme lui aisément admettre que certains africains sont moins en faveur de leur continent que certains occidentaux. J'ai aimé les personnages de l'administrateur Saint Denis ayant passé un pacte avec un vieux chef pour à sa mort être réincarné en arbre avec de profondes racines plantées en terre d'Afrique ou le Père Fargues, grand ours bourru, médecin très actif. Mais pour Fargues, Morel aurait pu trouver en Dieu quelque chose à sauver de plus grand encore que les éléphants.

Morel croit en son projet et le lecteur ne peut que le comprendre. Pour lui, « tout n'est pas encore salopé, exterminé, gâché. » Il se dit « qu'il existe encore quelque chose de beau, de libre sur cette terre de merdeux. Les éléphants n'y sont pour rien, pas coupables » de ce que deviennent les hommes et la terre qu'ils habitent, envahissent, détériorent au nom du progrès. Mais finalement, « nous sommes tous des êtres humains, tous d'une même grande et belle famille zoologique. »

Même si ce roman a été écrit dans les années 50, les idées développées par R. Gary restent pour le moins extrêmement d'actualité. Depuis sa publication, il est même qualifié comme l'un des premiers romans écologiques. On peut aussi ajouter l'idée que « les hommes meurent pour conserver une certaine beauté de la vie, une certaine beauté naturelle. » Selon Morel ou bien R. Gary, « L'Afrique perdra lorsqu'elle perdra les éléphants. Comment pouvons-nous parler de progrès, alors que nous détruisons encore autour de nous les plus belles et les plus nobles manifestations de la vie ? »

Je cesse là cette présentation parce que ce roman est trop dense par son écriture où les dialoques sont intégrés dans la narration, ses personnages forts même dans leurs fragilités, leurs solitudes, les idées développées, pour entrer plus avant dans le détail. Et même si l'on peut déplorer quelques longueurs par-ci par-là, ce roman résonne encore longtemps dans la tête bien après sa lecture.

A découvrir, à lire et relire.

Dédale

Du même auteur : Au-delà de cette limite votre ticket n'est plus valable, La vie devant soi

Extrait :

Il la suivit jusqu'au bar. Elle donna des ordres aux boys qui s'affairèrent autour de de Vries. Puis ils demeurèrent un moment sans se parler. Appuyée contre le mur, les bras croisés, elle le regardait gravement. Il baissait la tête, tournant et retournant son verre sur le comptoir. Elle attendait, tranquille, avec une assurance extraordinaire, et il lutta un moment contre cet appel muet. […]
Il sourit et se mit à lui parler doucement, gentiment, un peu comme on parle aux enfants. Il ne lui dit ni qui il était, ni d'où il venait, mais lui parla des éléphants, comme si c'était la seule chose qui comptait. C'était pas dizaines de milliers, dit-il, que les éléphants étaient abattus chaque année en Afrique – trente mille, l'année dernière – et il était décidé à tout faire pour empêcher ces crimes de continuer. Voilà pourquoi il était venu au Tchad : il avait entrepris une campagne pour la défense des éléphants. Tous ceux qui ont vu ces bêtes magnifiques en marche à travers les derniers grands espaces libres du monde savent qu'il y a là une dimension de vie à sauver. La conférence pour la protection de la faune africaine allait se réunir bientôt au Congo et il était prêt à remuer ciel et terre pour obtenir les mesures nécessaires. Il savait bien que les troupeaux n'étaient pas menacés uniquement par les chasseurs – il y avait aussi le déboisement, la multiplication des terres cultivées, le progrès, quoi ! Mais la chasse était évidemment ce qu'il y avait de plus ignoble et c'était par là qu'il fallait commencer. Savait-elle par exemple qu'un éléphant tombé dans un piège agonisait souvent, empalé sur des pieux, pendant des jours et des jours ? Que la chasse au feu était encore pratiquée par les indigènes sur une large échelle et qu'il lui était arrivé de tomber sur les carcasses de six éléphanteaux victimes d'un feu auquel les bêtes adultes avaient pu échapper grâce à leur taille et à leur rapidité ? Et savait-elle que des troupeaux entiers d'éléphants s'échappaient quelquefois de la savane enflammée brûlés jusqu'au ventre et qu'ils souffraient pendant des semaines ? - il avait entendu pendant des nuits entières les cris de ces bêtes blessées. Savait-elle que la contrebande de l'ivoire était pratiquée sur une grande échelle par les marchands arabes et asiatiques qui poussaient les tribus au braconnage ? Des milliers de tonnes d'ivoire vendues chaque année à Hong-Kong… Trente mille éléphants par an – pouvait-on réfléchir un instant à ce que cela représente sans avoir envie de saisir un fusil pour se mettre du côté des survivants ? Savait-elle qu'un homme comme Haas, fournisseur choyé de la plupart des grands zoos, voyait crevé sous ses yeux au moins la moitié des éléphanteaux qu'il capturait ? Les indigènes, eux, au moins avaient des excuses : il n'y avait pas assez de protéines dans leur régime alimentaire. Ils abattaient les éléphants pour les manger. C'était, pour eux, de la viande. La préservation des éléphants exigeait donc, en premier lieu, l'élévation du niveau de vie en Afrique, condition préalable de toute campagne sérieuse pour la protection de la nature. Mais les blancs ? La chasse « sportive » - pour la « beauté » du coup de fusil ?

Les racines du ciel
Les racines du ciel de Romain Gary - Éditions Folio - 495 pages