Eux sur la photo est un roman épistolaire entre Hélène Hivert et Stéphane Crüsten. A partir de cette vieille photographie d'un séjour en Suisse, tous deux se lancent dans la quête des souvenirs secrets de leurs parents respectifs. Car, au fil de leurs recherches, Stéphane découvre qu'il ne connaît pas tant que cela son propre père. Il s'interroge aussi sur ce que pouvaient être les relations entre son père et la jeune femme sur la photo. H. Gestern offre là une réflexion sensible sur le poids des secrets de famille, la mémoire fixée ou non par la photographie.

Au fil de leurs échanges par courriers, courriels puis conversations téléphoniques, Hélène et Stéphane vont reconstituer un passé caché de part et d'autre, mieux comprendre certains de leurs souvenirs d'enfance sous ce nouveau prisme et pour Hélène combler enfin le vide laisser par l'absence de sa mère biologique. Peu à peu aussi leurs propres relations vont évoluer. Ils apprendront à mieux se connaître, se soutenir lors des moments de doutes et d'inquiétudes.

Chaque chapitre débute par la description d'un cliché permettant d'avancer dans l'intrigue, donnant à voir un autre moment de la vie de l'un ou l'autre des parents. J'ai trouvé cette façon d'introduire de nouveaux indices ou interrogations judicieuse car H. Gestern assure ainsi un certain rythme à l'enquête de ses personnages. De par sa construction, cette narration à deux voix, ce roman est captivant. L'intrigue est vraiment menée avec intelligence, évitant de tomber dans le mièvre, l'histoire « d'amour à l'eau de rose ». Et c'est fort heureux !

De même, j'ai aimé le ton donné à l'ensemble, la petite musique de l'écriture de l'auteur. Quelque chose doux mais rien de sirupeux, comme la douce musique d'un petit ru de montagne. Ce roman coule doucement mais sûrement, avec de temps en temps posées là où il fallait, quelques notes plus enlevées maintenant l'esprit en éveille, plein de curiosité.

Une très jolie et plaisante découverte qui vibre encore bien après la lecture achevée. Un auteur à suivre attentivement.

Dédale

Extrait :

La photographie a fixé pour toujours trois silhouettes en plein soleil, deux hommes et une femme. Ils sont tout de blanc vêtus et tiennent une raquette à la main. La jeune femme se trouve au milieu : l'homme qui est à sa droite, assez grand, est penché vers elle, comme s'il était sur le point de lui dire quelque chose. Le deuxième homme, à sa gauche, se tient un peu en retrait, une jambe fléchie, et prend appui sur sa raquette, dans une posture humoristique à la Charlie Chaplin. Tous trois ont l'air d'avoir environ trente ans, mais peut-être le plus grand est-il un peu plus âgé. Le paysage en arrière-plan, que masquent en partie les volumes d'une installation sportive, est à la fois alpin et sylvestre  un massif, encore blanc à son sommet, ferme la perspective, en imprimant à la scène une allure irréelle de carte postale.
Tout, dans ce portrait de groupe, respire la légèreté et l'insouciance mondaine. Pourtant, la jeune femme ne s'est pas départie d'un soupçon de gravité, que ne démentent pas tout à fait son sourire et la lumière malicieuse de son regard. Elle est grande, elle aussi, moins que l'homme qui lui parle, mais suffisamment pour donner l'impression d'une harmonie dans leurs allures. Son corps est élancé, sa beauté un peu austère, avec son visage allongé et ses pommettes hautes et rondes. Le creux des joues est balayé par des cheveux épais, courts, coupés au carré. Et un chapeau blanc, posé de côté, finit de rappeler les élégantes des photographies des Séeberger.
Son voisin est mince, presque trop pour un homme. Sa chevelure est blonde (châtain clair ? Le noir et blanc ne permet pas de trancher), ondulée, coupée court sur les côtés. La transparence liquide de son œil permet de supposer des iris d'un bleu ou d'un gris très clair. Le reste du visage est doux, légèrement anguleux, avec des sourcils pâles, des traits délicats, une couche aux lèvres minces. Le dernier des comparses, lui, est le plus petit des trois. Son corps nerveux et svelte est pris dans un polo clair  il porte une moustache fine et un canotier, que n'aurait pas reniés un dandy fin de siècle. Si l'on en juge par son demi-sourire, joint à une pose volontairement affectée, il ne prend pas cette séance d'immortalisation très au sérieux  le regard moqueur qu'il coule en biais vers la jeune femme au chapeau semble le confirmer.
Le grain de la photographie est épais et pointillé, flou si on la regarde de trop près  le vieillissement du papier journal a fait virer l'ensemble au sépia. L'image illustre un article de journal, qui commente la victoire de Mme N. Hivert (catégorie dames) et de M. P Crüsten (catégories messieurs) au tournoi de tennis amateur d'Interlaken, le 16 juillet en fin d'après-midi, « sous un ciel limpide ». On y apprend que les deux lauréats ont remporté respectivement une coupe en pâte de verre de Daum et un nécessaire à écrire de voyage. On ignore en revanche comment s'appelle le deuxième homme, et ce qu'il fait sur le cliché. En haut de la coupure, une écriture manuscrite a annoté « N., Suisse, été 1971 ».

Eux sur la photo
Eux sur la photo de Hélène Gestern - Éditions Arléa - 274 pages