Il faut dire que la famille de Louise, les Gaucher, est une bien étrange famille. D’abord une famille sans hommes, ni garçons, ou presque. Une famille où ceux qui ne s’enfuient pas victimes de leur propre lâcheté sont simplement découragés par les filles Gaucher elles-mêmes, ou simplement écartés manu-militari au nom d’une mystérieuse malédiction. Ensuite, parce que, de mère en fille, les Gaucher se partagent le talent de voyager dans le monde du rêve, cet entre-monde, refuge des âmes errants entre la vie et la mort.

Dans ce monde étrange, frontalier entre le réel et l’imaginaire, Anne Fakhouri trace une route sinueuse et complexe qui vous prend aux tripes.
Le premier grand intérêt, c’est le point de vue complètement féminin et assumé, dans le fond comme dans la forme, avec le traitement de sujets tels que l’enfantement, l’abandon, la perte d’un enfant, la mort, la solitude. On s’y plonge avec un peu de difficultés au départ, c’est un style inhabituel, mais on finit par y prendre goût et ça devient vite accaparant, malgré une certaine lassitude par instant.

Ensuite la forme du récit, avec un choix plutôt dangereux, à la base, consistant à donner la parole à plusieurs des protagonistes à tour de rôle. C’est parfois déroutant, mais on s’y retrouve finalement assez vite, sans doute à cause du soin qui est pris à donner une substance à chaque personnage. Et sans doute aussi au fait que l’histoire de chacun amène une pierre à l’édifice de l’intrigue. Ça reste parfois complexe, mais intéressant.

La manière dont l’intrigue est menée, à travers le temps, est savamment dosée, avec juste ce qu’il faut de fausses pistes. J’ai particulièrement apprécié un des questionnements de Louise, quand elle se demande si le marchand de sable est dans le monde du rêve, ou si c’est elle qui finalement l’y emmène avec elle quand elle y voyage. Le tissage est complexe, étudié et plein de chausse trappes.
En gros, un beau travail, une belle promesse.

Je poserai, toutefois, un ou deux bémols a ce tableau idyllique :
À force de faire dans l’atmosphère étouffante et sombre, ça finit par faire trop, provoquant ainsi une certaine lourdeur du récit qui tend à engluer le lecteur. Le coté déprimant finit par être un  peu exagéré et je me suis parfois surpris à murmurer «  ok ! c’est sombre, ça va, on a compris ! »
L’écriture devient parfois confuse au point d’en devenir incompréhensible en première lecture. À force de jouer avec le langage, Anne Fakhouri finit par perdre des billes et m’a parfois laissé à la traîne, dubitatif et songeur.
À l’inverse, certaines descriptions sont trop précises, donc trop longues, au point que j’admets avoir sauté certains paragraphes par lassitude.

Au final, si l’on ne perd pas de vue que c’est le premier ouvrage « adulte » d’Anne Fakhouri, ça reste intéressant et plein de promesses. Après tout, elle n’avait jusqu’ici écrit que deux ouvrages « jeunesse ».
Le meilleur signe que ce talent ne peut que se bonifier, c’est que j’ai trouvé ce livre par moment dérangeant. Malgré cette analyse mi-figue / mi-raisin, la qualité se voit à cela : on est perturbé, mis mal à l’aise, par certains passages. L’avenir nous dira si Anne Fakhouri parviendra à dépasser sa mise en forme empesée, un fond trop … « trop », mais j’ai bon espoir.

Malgré tout, au risque de paraître sexiste, je dirais, pour conclure, que Narcogénese est plutôt un « livre de Femme » (pas de « filles », de « femmes ») dans le sens où on y parle très bien de préoccupations qui tendent à passer par-dessus notre tête, à nous les Hommes.

Hugues

Extrait :

« Ne le laissez pas s’approcher », murmura Quentin en glissant derrière son dos.
Il sembla à Quentin que la femme et le chef de bande se jaugeaient du regard, avec l’air de ne pas comprendre qui l’autre était exactement et ce qu’il faisait là. Leur présence respective paraissait étrange et inappropriée. Le moment dura une éternité ; Quentin eut le sentiment que sa vie se jouait sur cette confrontation silencieuse.
La femme prit enfin la parole :
« Tu n’as rien à faire là. Je ne sais pas ce que tu es mais tu ne fais pas partie de ce monde. »
L’homme répondit par un hululement sinistre. D’un bond, il fut devant la femme, presque contre elle.
Quentin réprima un sanglot, caché dans son dos.
L’homme avança sa main, maigre et sale, vers le visage ingrat de la femme.
« Je suis ici chez moi. Et lui, il m’appartient, ajouta-t-il en pointant Quentin d’un ongle jaune.
— Tu es ici chez lui et personne ne t’appartient. Va-t’en. »
Le chef de bande écarquilla les yeux et fit une grimace affreuse.
Quentin recula, malgré lui. Ce n’était plus un homme. Ça n’avait jamais été un homme. C’était une créature, une chose travestie en homme et dont l’esprit était tellement horrible qu’il n’avait pas réussi à lui donner un déguisement correct.

Narcogénèse
Narcogénèse d'Anne Fakhouri - Éditions l'Atalante, Collection : La Dentelle du cygne - 320 pages