Je dois avouer avoir pris davantage de plaisir à la lecture de la première édition. Les poèmes y apparaissaient sous une forme aérée qui en facilitait la lecture. Dans la nouvelle édition, les respirations qu'il convient d'insérer dans le texte pour en comprendre le sens ne sont plus du tout apparentes. On se retrouve ainsi à relire péniblement plusieurs fois le même texte, parce qu'on aura échoué lamentablement à décomposer le flux de mots. Les retours à la ligne de la première édition étaient donc plus que bienvenus.

Certains poèmes ont été supprimés, quelques uns ont été ajoutés et d'autres ont été plus ou moins remaniés. Beaucoup de modifications vont dans le même sens que celle qui s'est opérée sur le titre : le nouveau texte est plus concis et paraît plus brut. L'œuvre en eût été indiscutablement meilleure si la typographie avait été plus favorable. Je suis étonné que le travail d'édition de Gallimard ait été si négligé ; je ne suis pas non plus enthousiasmé par l'utilisation d'une fonte sans serif dans cette collection Continents noirs.

Ces textes sont plus personnels que les romans de l'auteure et il n'est pas surprenant d'avoir l'impression de retrouver des préoccupations que l'auteure exprimera plus explicitement dans son récit Les hommes qui me parlent, notamment le rapport de la femme à son double écrivant.

Le recueil contient cinq parties : Vous, Absence, Le songer dire, Goémon, Trois boutiques et Matière. La première partie Vous est résolument sensuelle. Les comparaisons associent au rapport amoureux divers éléments comme la lune, l'encre, la lave, une mare, la boue (cette dernière a une certaine importance, comme dans les autres œuvres d'Ananda Devi). Absence évoque la nature. Le personnage est-il une femme ou bien la terre de l'île ? Ont-elles fusionné ? Dans Le songer dire, alors qu'un retour sur une terre provoque une confrontation entre des souvenirs et les ruines qu'ils sont devenus, on lit comme une réflexion sur le temps et le caractère éphémère de toutes choses, dont la vie humaine. En utilisant un vocabulaire marin, l'auteure évoque dans Goémon la mort du poète : quels mots-sédiments laissera-t-il ? Dans la partie intitulée Trois boutiques (Tifi Bitasyon dans la première édition), l'auteure repense avec nostalgie et émotion à son village natal.

Dans l'édition Gallimard, une nouvelle partie Matière a été ajoutée. Elle commence par des poèmes évoquant trois tragiques destins de femmes et se termine par un très beau texte sur l'écriture donnant son titre à cette partie. Si les textes figurant dans ce livre ne sont aucunement versifiés, ce dernier texte apporte la superbe démonstration que ce livre dans son ensemble appartient bien au genre poésie...

Du même auteur : voir la bibliographie d'Ananda Devi.

Joël

Extrait :

Quand cesseras-tu de pousser ton cri de porcelaine ? Regarde-toi en face, ne te détoure pas. Laisse tomber ces tissus qui te mensongent. Nue, tu es. Ta peau est un territoire d'attente. Attente de doigts qui y grèvent leur mystère, attente de lèvres qui l'exploseront de rires.



Distendre la pensée et son ombre élastique. Dans le flux, dans la marée qui gonfle et épaissit le sens des choses, il faut parfois laisser s'effacer la pensée comme l'écume des vagues, et saisir l'ombre dilatée qu'elle a brièvement surplombée. C'est cette ombre-là qui contient la substance. C'est elle qui fait acte d'interdit, qui va chercher les saisons folles, les instants microscopiques de la démesure. Laisser partir la pensée codifiée, raidie par des siècles de rouille. Trouver la source pure qui dit ce que l'on veut vraiment dire, sans le tordre ni le soumettre à l'impérieuse tyrannie du mimétisme.

Le long désir
Le long désir d'Ananda Devi - Gallimard - 129 pages.

Les chemins du long désir
Les chemins du long désir d'Ananda Devi - Éditions Grand Océan - 94 pages.