Maintenant que leurs deux enfants sont grands, Irene et Gary se retrouvent seuls dans la grande maison familiale. Cela fait trente ans qu'ils vivent sur les rives d'un lac glaciaire. Trente ans que Gary espère une vie meilleure, une vie à sa mesure. Car il en est persuadé : toute son existence est étriquée, indigne, tellement quelconque. Alors, pour ne pas finir sur cette sensation d'échec, il veut s'installer dans une petite cabane en bois, au centre du lac, sur une île minuscule appelée Karibou. Ce n'est pas le bout du monde... la traversée en bateau dure à peine une heure. Mais pour Irène, l'obsession de son mari cache des objectifs bien moins avouables. Elle a bien essayé d'en parler à sa fille Rhoda et à son fils Mark, mais aucun des deux ne semblent prendre les inquiétudes de leur mère au sérieux.

Commençons par les points de convergence entre les deux romans : il y a bien sûr le lieu même de l'intrigue. David Vann, qui est né en Alaska, a une fascination pour cette terre de contraste et cela se ressent fortement dans son écriture. Comme Sukkwan Island, Désolation fait la part belle aux paysages et c'est une terre à la fois hostile et somptueuse qui s'offre à notre regard de lecteur. Somptueuse parce que la nature reste indomptée et presque vierge, comme sur l'île du Karibou où se déroule une partie de l'histoire. Mais également terriblement hostile du simple fait des conditions climatiques extrêmes. On se rend rapidement compte que rien ou presque ne peut-être improvisé, même si la ville est finalement proche de l'endroit où l'on a décidé de faire halte.
L'autre point commun, c'est la volonté d'un homme de tout quitter pour renaître sous les traits d'un Robinson Crusoe du grand froid sans rien avoir prévu au préalable. Je suis restée fascinée par ce manque de préparation totale dans un cas comme dans l'autre. Est-ce à dire que pour David Vann les hommes, de façon générale, se jettent tête baissée dans des projets pharaoniques sans avoir ne serait-ce au départ que réfléchi aux tenants et aux aboutissants ?

Voilà pour les points commun. Mais Sukkwan Island et Désolations sont bien deux récits très différents. Il n'y d'abord pas ici de huis clos à proprement parler. En effet, alors que dans Sukkwan Island David Vann axait tout son récit sur la relation père-fils, il met en avant cette fois les relations de toute une famille, avec au centre le couple parental, Irène et Gary. Leurs relations sont assez complexes, faites de désirs, de frustration et de rancœur. Les rôles des enfants sont tout aussi importants dans la construction de l'intrigue, et en particulier le personnage de Rhoda : elle est un prolongement d'Irène et l'on sent bien que suivant les choix qui seront les siens, elle prendra ou non le même chemin que sa mère. Mark, lui, est plus discret, comme coupé volontairement de cette famille qui prend l'eau. Mais tous quatre ont en commun cette désolation, ce sentiment d'être à côté de leur vie. Cette impression est particulièrement forte chez Irène et c'est tout son corps qui exprime cette sensation de dégoût d'elle-même.

Désolations est donc un roman très noir, très pessimiste. David Vann prend son temps et dissèque les égarements intérieurs de chacun des personnages. Pourtant, contrairement à ce qu'annonce le Los Anges Times, je n'ai pas ressenti d'urgence, d'impossibilité d'en arrêter la lecture. Tout à l'inverse, j'ai effectué cette lecture par épisode, avec des interruptions parfois longues, me plongeant dans une autre œuvre avant de revenir à ces Désolations, qui certes m'ont plu mais n'ont pas réussi à m'accrocher autant que Sukkwan Island.

Laurence

Extrait :

Gary s'allongea à même le sol et ferma les yeux. L'odeur de terre, de bois pourri, de faux arums. Le bourdonnement des moustiques à son oreille. Il avait mis du répulsif mais ils étaient tenaces, comme d'habitude. Il rouvrit les yeux et le ciel tournoya. Son pouls sembla remonter dans ses tempes, la tête lui tournait.
Trente ans plus tôt, cet endroit était vierge. Lui était plus jeune, son rêve était encore frais, encore réalisable. L'air était plus clair, les montagnes se dessinaient plus nettemment sur le ciel, la forêt était plus vivante. Quelque chose dans ce goût-là. Un sens aigu du monde qui se dissipait avec le temps. On nous offre un cadeau, mais il est fragile, éphémère. A présent, ce lieu se rapprochait davantage d'une idée, il était creux, manquait de substance. Réduit à un nuage de moustiques, à un vieux corps fatigué, à un air ordinaire. Il aurait dû vivre là, il aurait dû venir y vivre des années auparavant.

Désolations
Désolations
de David Vann - Éditions Gallmeister - 299 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Laura Derjinski