Le cri de Hendrix fit tomber en un instant, ce matin du 18 août 1969, à Woodstock, des murs entiers d’indifférence et d’amnésie. Il résonne encore aujourd’hui.

Voilà la thèse que défend Lydie Salvayre qui s’interroge sur la puissance mystérieuse de quelques minutes de guitare devant un public très nombreux. Car, si l’auteure va dérouler la biographie chaotique du grand guitariste de rock, sa réflexion porte aussi sur l’évolution qu’a connue notre société depuis ces années là et son incapacité à entendre aujourd’hui un appel d’une telle force au milieu du brouhaha ambiant.

Son histoire ?

Une enfance difficile, auréolée de légendes, autour d’une mère incapable de s’occuper de ses enfants, et qui meurt alcoolique à 32 ans, mais que le petit James Marshall (que tout le monde appellera désormais Jimmy) idéalise dans ses rêves et ses chansons. L’église qui lui apportait du réconfort jusqu’à l’âge de 8 ans le chassa un jour parce qu’il avait la peau noire.

Un père qui boit mais de qui il obtient sa véritable planche de salut : une guitare.

Depuis que son père lui avait acheté, pour la somme de cinq dollars, sa première guitare, l’enfant s’enfermait dans sa chambre dès qu’il en avait le loisir, se composant un look du tonnerre, révisant continûment son jeu de jambes, se livrant à des déhanchements frénétiques, des contorsions cadencées du c…, des mouvements giratoires du bassin, des envols emphatiques du bras gauche et autres remuements façon rock, tout ce qu’on appelle, par antiphrase, le grand jeu, pour le distinguer de l’autre, le vrai, à qui il sert de faire-valoir et de valet de pied ; et travaillant en même temps le seul jeu d’importance, le jeu des mains et de l’âme (surmontée de trois accents circonflexes sur le a, s’il vous plaît), avec une passion si sauvage et un acharnement tel que son père, impressionné, finit pas lui acheter, à tempérament, une guitare électrique.


Commence à jouer dans les bars de Seattle, puis rejoint en 1964 LA ville où il faut être : New York. Où il croise Dylan, Ornette Coleman ou John Coltrane.
Le souvenir de cette humiliation et de toutes celles qu’il essuya, à New York et ailleurs, resta gravé en lui jusqu’à sa mort, et transparut quelquefois dans les paroles de ses chansons. (…) Après tant d’autres dans l’Histoire, Hendrix fit en ce bas monde le rude apprentissage du génie chez les âmes inférieures.

Heureusement pour Jimi, il eut l’idée de quitter l’Amérique, insensible qu’il était aux critiques : Hendrix continua de jouer, ici et là, seul ou avec d’autres, animé de la même inexorable résolution ». Et c’est cela qui est beau. Il flaira qu’ailleurs il pourrait faire entendre le son qui était le sien. Et il avait raison. Il arriva à Londres en inconnu le 24 septembre 1966. Un mois après il était une star.

Jimmy, devient Jimi, participe à un premier concert avec Eric Clapton, est propulsé par son producteur Jeffrey (qui va devenir l’ignoble Jeffrey) qui a flairé lui aussi la bonne affaire.

Et non seulement Jimi offrit aux Londoniens stupéfaits le corps jouissant et exotique qu’ils attendaient d’un bon sauvage, mais, aux fins de déconcerter en quelque sorte cette attente, il outra les signes de sa jouissance. Une vérité gagne parfois à prendre pour s’exprimer un tour outrageant. Hendrix exagéra outrageusement les signes de sa jouissance. Il n’était pas du tout atteint par le vice français de la parcimonie qu’on appelle, dans nos écoles, le classicisme.
Il fut excessif comme jamais, baroque comme jamais, et aussi peu sentimental que possible. Il fut plus faux, plus griffu, plus exubérant, plus fulminant, plus flamboyant encore qu’à NY, d’autant plus flamboyant peut-être qu’il avait été longtemps, là-bas, nié.
Plus solaire. Plus animal.

En fait Lydie Salvayre nous explique que Hendrix n’eut d’autre génie que d’être lui-même.
Parti du pire, il n’aboutit pas forcément au pire, comme nous laissent le croire certains élus politiques qui voudraient qu’on détecte les signes de la délinquance dans les gènes des tout petits.
Et puis il n’a cessé de travailler, et de travailler.
Car même s’il est riche, il n’en est pas moins en butte aux blagues racistes quotidiennes des années 60.
Pour le dire en une phrase, Hendrix fit ce qu’il croyait devoir faire et qui lui semblait être beau, aux yeux comme aux oreilles, sans accorder d’autre attention qu’à cela.

Que se passa-t-il alors, en ce 18 août 1969, devant le parterre du public de Woodstock, quand Hendrix prit sa guitare ?

Le cri que Hendrix fit entendre à Woodstock, le 18 août 1969, à 9 heures du matin, [ce cri continue aujourd’hui de crier et de défier le temps. C’est cela surtout que je voudrais dire à propos de The Star Spangled Banner. Qu’il fut un cri,] un cri libre, un cri de refus, un cri de refus qui concentra tous les refus d’une jeunesse que l’avidité, la brutalité et le prosaïsme de la société d’alors révulsaient jusqu’à la nausée, un cri dont l’impact, quarante années après, vient encore fissurer la gangue de nos cœurs.

Grâce au solo de Jimi Hendrix, la jeunesse américaine reprend espoir. Pour cela il faut lever le déni des forfaits perpétrés par la guerre au Vietnam, laquelle se fardait des meilleures intentions et parlait pudiquement de volonté pacifiante.
Le défi consistait à dénoncer aussi bien les morts du Vietnam que ceux des révoltes noires des années 50, que les milliers d’Indiens morts. Il faut dire que Jimi Hendrix a tout cela dans ses veines : Cherokee par sa Grand-Mère, noir de peau, son génie musical a longtemps été méconnu jusqu’à ce qu’il connaisse un succès planétaire après son passage en Angleterre.

Mais il y a l’horrible Jeffrey, Jeffrey le producteur qui veillait au grain, Jeffrey qui l’envoyait se produire pour 255 concerts pour la seule année 1967, presque autant en 1968 et Jeffrey qui accumule de fabuleuses recettes à la clef. Et Jeffrey qui est aussi le pourvoyeur de drogues et de psychotropes en conséquence …

Et maintenant ?

Lydie Salvayre réussit à nous captiver jusqu’au bout avec ses trois minutes quarante trois d’exception. Avec la verve qu’on lui connaît, elle adopte le même style que Hendrix avec sa guitare : elle puise dans la langue française les trésors rabelaisiens qu’elle ramène à la surface du 21ème siècle, pour éveiller nos consciences. Elle cherche à se démarquer du pseudo langage d’aujourd’hui (des phrases courtes, ma chérie) couvant sous les slogans publicitaires. Elle fait voler en éclat les règles grammaticales pour mieux laisser éclater la vérité de ses quelques minutes hors du commun.

En fait cet Hymne est en quelque sorte le J’accuse de Lydie Salvayre. Derrière le personnage de Hendrix elle dresse le procès de notre société qui tue la créativité au nom de la rentabilité à tout crin, citant les producteurs comme témoins à charge. Jeffrey est la figure abjecte de la recherche effrénée du profit, et le symbole de tous ceux qui tirent profit des artistes, en les étouffant à plus ou moins brève échéance.

C’est en cela que cet Hymne est parfaitement d’actualité : Où entend-on aujourd’hui une conflagration de cette ampleur qui nous alarme aussi abruptement sur la démence du monde et qui nous interroge aussi abruptement sur notre maintenant ?
Eh bien, dans les livres de Lydie Salvayre.

Du même auteur : La méthode Mila

Alice-Ange

Extrait :

Alors il arriva ceci,
C’est que le rythme de The Star Spangled Banner, colérique, heurté, irrégulier comme la vie, mais aussi puissant que le ressac, de la mer, mit paradoxalement la foule à l’unisson.
La foule s’ouvrit et se ferma, s’ouvrit et se ferma, s’ouvrit et se ferma, s’ouvrit et se ferma, imperceptiblement, comme un seul cœur, dans un bonheur purement rythmique, cette foule à laquelle Hendrix, en donnant voix à une commune exécration de la guerre, avait déjà donné une âme commune.
Car Hendrix, qui avait cette humanité, cette gravité, cette intensité des bluesmen, radicalement absentes chez les autres rockers de son temps, Hendrix était un homme généreux.
(…)
En jouant  The Star Spangled Banner, ce matin du 18 août 1969 à Woodstock, Hendrix fit renaître le sentiment d’une fraternité dont les hommes étaient devenus pauvres, et prêta vie à cette chose si rare aujourd’hui qu’on appelle, j’ose à peine l’écrire, une communauté.

Hymne
Hymne de Lydie Salvayre - Éditions du Seuil - 240 pages