Dans l'œuvre romanesque d'Ananda Devi, ce roman me semble être un peu à part. La brièveté du texte, la relative simplicité de la langue et la forme qui se rapproche du conte distingent ce texte parmi les autres.

La narratrice est une laissée-pour-compte parmi les laissés-pour-compte. Rejetée par sa famille, elle est enfermée quand un visiteur est reçu : Ils me laissaient dans ce four à chaux quand il fallait me disparaître.. Elle ne trouve de réconfort qu'auprès de celle qu'elle appelle grand-mère grenier. Cette dernière, autre bouche à nourrir de trop, est confinée au grenier. La rudesse de la vie de la narratrice rappelle celle du môme dans L'attente du soir de Tatiana Arfel. Comment faire s'exprimer un tel personnage ? Dans son premier roman Rue la poudrière (1988), le lecteur était plongé dans la pensée de la narratrice, cette pensée étant transcrite dans une langue extrêmement recherchée. Dans La vie de Joséphin le fou (2003), la langue sera au contraire beaucoup plus orale. Dans Moi, l'interdite, l'auteure semble avoir choisi une voie intermédiaire. L'écriture est certainement plus élégante que ne le permettent les capacités d'expression de la narratrice qui admet :

Seule la nuit, dans la fenêtre, me renvoie l'entaille qui zèbre mon visage. Et le sifflement du vent dans les filaos, qui ressemble tant à une voix lontaine, c'est ma voix à moi, qui ne saura jamais apprivoiser le langage des mots. Dehors, le monde frémit de me savoir.

Si l'écriture est recherchée, c'est bien un résultat très abouti qui se présente au lecteur, concis et fluide, concret et sensoriel. Du fait de son enfermement, l'horizon de la narratrice ne s'étend pas au-delà de quelques mètres, les sensations engendrées par cet univers très limité n'en sont que plus développées. De ce point de vue-là, la narration d'un viol par la narratrice est absolument sidérante. Le découpage en chapitres permet de se ménager des pauses au cours de la lecture pour mieux méditer sur ce que l'on vient de lire.

La forme du texte renvoie doublement au conte par l'inclusion d'éléments fantastiques et par la référence explicite, en fil rouge, au conte narré par la grand-mère grenier : Le Prince Bahadour et la Princesse Housna, un conte à la conclusion sordide qui s'insère dans le conte sordide que constitue ce livre. Ce que les Hommes refusent de partager, peut-on se muer en animal pour l'obtenir ?

Extrême par son sujet, Moi, l'interdite n'est pas le moindre des livres d'Ananda Devi...

Du même auteur : voir la bibliographie d'Ananda Devi.

Joël

Extrait :

Les larmes de grand-mère grenier coulaient lorsqu'elle terminait l'histoire.
— Ils meurent à chaque fois juste au moment où ils auraient pu être heureux... Tu ne pourrais pas changer la fin, pour une fois ?
— C'est toi qui la changeras, cette histoire. C'est le conteur qui lui donne sa couleur et ses rythmes, sa voix et ses élans. La séquence que tu voudras créer, le motif que tu souhaiteras tisser, c'est toi qui en décideras lorsque tu la raconteras à ta petite fille. Moi j'ai attendu inutilement.
Chaque seconde de sa vaine attente était inscrite sur son visage.
Mais en y réfléchissant bien, je voyais que c'était la seule fin possible. Les deux amants se devaient d'être pétrifiés dans leur beauté et leur jeunesse à tout jamais, pour nous donner espoir et nous nourrir du chant qui s'échappait de leurs lèvres tuméfiées.

Moi, l'interdite
Moi, l'interdite d'Ananda Devi - Dapper - 125 pages