650 pages pour retracer une équipée maladroite, qui traverse les monts de Galilée, mais aussi récit, bribes par bribes, d’une vie de famille : Ora va raconter à Avram ce qui fait sa vie de tous les jours, et lui parler notamment d’Ofer, ce jeune homme de vingt ans dont Avram ne connaît rien jusqu’ici, mais qui est lié à Avram par un lien tout particulier qu’on va découvrir peu à peu.

Un fil se tisse entre eux deux jour après jour, comme celui qui relie leur itinéraire chaotique, sans but ni trace, mais aussi fil du récit où l’on découvre Adam tout petit, puis Ofer trois ans plus tard, et leur vie de famille à tous les quatre pendant que Avram, soldat de Tsahal, saisi par les troupes égyptiennes, subissait les pires tortures dans les prisons adverses.

Fil d’araignée aussi constituant une toile, qui pourra peut-être - si on y croit un peu - conjurer le sort et protéger Ofer tant qu’Ora parlera de lui. Les souvenirs délicieux lui reviennent en force, par vagues, pleins de vitalité, insufflant la vie à Ofer, quelque part, là-bas.
Fil d’angoisse également, qui court d’un bout à l’autre de ce roman très puissant, où l’on s’attend à tout moment à entendre La mauvaise nouvelle qu’on pressent en permanence.

Une question taraude le lecteur. « À quel moment … ? » Quelques mots modestes à la fin de l’ouvrage explique que la littérature a anticipé sur la réalité : pendant que David Grossman écrivait son roman, son deuxième fils Uri, de l’âge d’Ofer, qui participait à une opération militaire au Liban, a été tué dans les tous dernier jours de cette guerre absurde.

Où  David Grossman a-t-il trouvé la force nécessaire pour terminer son récit ? En quoi la brutalité de cette nouvelle a-t-elle influencé son écriture ?

On ne peut que s’incliner devant un tel livre. Reprendre le fil de l’écriture après une telle tragédie n’allait pas de soi. Ce livre a été pour moi le moyen de choisir la vie a-t-il dit dans une interview au magazine LIRE.

Et pourtant ce livre est tellement riche ! Il y a tout d’abord ce prologue où le destin des trois personnages principaux se scelle. Grossman sait magnifiquement décrire les errances de jeunes de 16 ans, comme il l’a fait dans Quelqu’un avec qui courir. Il y a surtout ce personnage extraordinaire d’Ora, femme universelle, personnage mythique et symbolique qui évoque les mythes grecs, dotée d’une force vitale ancestrale, qui défend seule face à ces trois hommes l’idée d’une société sans guerre ni violence, mais aussi de ce personnage d’Avram qui est un peu le double sensible d’Ora. Des personnages secondaires, comme Sami la chauffeur israélien, ont une présence incroyable. Et puis on est immergé dans la vie israélienne quotidienne : Grossman réussit à nous faire passer le courant d’angoisse qui court dans toutes les veines de chaque israélien dans l’attente d’un attentat. On découvre en effet peu à peu les troubles de cette société israélienne toujours perturbée par un sentiment de méfiance, d’inquiétude qui pousse à des réactions immédiates et non réfléchies.

Et puis il y a encore les paysages magnifiques lors de cette fugue en Galilée sur avec ces sentiers piqués d'euphorbes et de genêts.

Bien que le récit soit tout sauf linéaire (on passe de Ofer à l’âge de 20 ans à celui de sa naissance, puis à ses lubies de petit enfant et ses jeux avec Adam …) comme l’itinéraire sinueux  suivi par Ora et Avram, l’écriture est si palpitante qu’on suit pas à pas ces deux personnages si attachants.
Et l’auteur réussit même à nous ménager une fin ouverte …

Une femme fuyant l’annonce est donc un roman très dense, riche de la tragédie vécue en parallèle par son auteur, qui illustre toute la complexité d’une famille juive et israélienne, qui essaie de préserver à tout prix la paix au milieu d’un climat de guerre, mais qui insiste aussi sur la beauté de la nature.

Dans son carnet, Ora parle ainsi de sa vie de famille : Nous avons vécu vingt bonnes années. Dans ce pays, c'est plutôt culotté, non ? (...) Nous avons réussi à passer à travers les gouttes sans y laisser de plumes, entre les guerres, les attaques terroristes, les roquettes, les grenades, les balles, les obus, les bombes, les snipers, les attentats suicides, les billes d'acier, les pierres, les couteaux, les clous... Mais ce pays, aussi insensé soit-il, Ora ne le quitterait pour rien au monde. C'est le sien, celui de David Grossman aussi. Et c’est celui qu’il parvient magistralement à nous faire partager.

Du même auteur : Quelqu'un avec qui courir

Alice-Ange

Extrait :

Maintenant Ora est de retour parmi eux. La faille temporelle dans son cerveau a été comblée. Elle a subi une sorte de choc électrique lorsque Ofer s’est exclamé : » Mais Papa, c’est mon boulot ! Je suis justement là pour qu’ils se fassent sauter au barrage et pas à Tel-Aviv. » Et elle se remet à rire avec eux, un peu malgré elle, elle veut les imiter, ne supporte plus de rester à l’écart. Quelque chose cloche. Son regard passe désespérément d’Ilan, à Ofer et à Adam.
(…) Quelque chose lui échappe. Autour d’elle, tout le monde semble avoir suivi un stage accéléré pour apprendre à gérer ce genre de situation, comment réagir quand votre fils vous balance, l’air de rien, quelque chose comme : « Mais, Papa, c’est mon boulot ! Je suis justement là pour qu’ils se fassent sauter au barrage et pas à Tel-Aviv. » Elle a dû louper plusieurs séances. L’atmosphère devient souvent irrespirable. Elle finit par comprendre les signes précurseurs, la sueur qui l’inonde. Elle a déjà eu ce genre de crise dans le passé. C’est purement physique, rien de grave, des bouffées de chaleur, les troubles de la ménopause. C’est incontrôlable, comme une petite Intifada dans son corps.
(…) Comment se peut-il qu’ils ne remarquent rien ? Son regard las se porte de l’un à l’autre, ils continuent à bavarder. Riez, riez, pense-t-elle. Libérez les tensions accumulées dans la semaine ! Au fond d’elle-même, elle s’effondre totalement. (…)
Elle étouffe. Elle doit se reprendre, ne rien montrer, surtout. Il ne faut pas saboter cette merveilleuse soirée. Ils passent un si bon moment tous les trois. Ils s’amusent bien. Elle ne va pas leur gâcher la fête à cause de son corps vieillissant qui fait des siennes. Elle va reprendre ses esprits dans une minute. Ce n’est qu’une question de volonté. Il suffit de ne plus penser au ton sévère, grave, raisonnable qu’il avait pour dire : « Mais Papa, c’est mon boulot !

Une femme fuyant l'annonce
Une femme fuyant l'annonce de David Grossman - Éditions du Seuil - 666 pages