C'est l'histoire d'un tableau : un cabinet d'amateur du peintre américain d'origine allemande H. Kürz. Cette toile représente un collectionneur en robe de chambre grise avec un liseré rouge, installé dans un fauteuil face à une centaine de tableaux de grands maîtres de sa collection personnelle juxtaposés sur les murs de la pièce. Cette œuvre est exposée aux États-Unis lors d'une grande manifestation d'amitié Américano-germanique. Ce qui rend exceptionnelle cette peinture est le fait qu'elle est elle-même représentée dans le tableau, avec les autres, et qu'à chaque niveau de représentation plus petite jusqu'à l'infini quelques détails changent de place, de sens.
La foule s'empresse nombreuse pour voir le chef-d’œuvre, les débats, hypothèses s'enflamment jusqu'à l'agression, un jet d'encre sur la toile.

Un cabinet d'amateur est un genre de peinture où toute œuvre est le miroir d'une autre. « Un nombre considérable de tableaux, sinon tous, ne prennent leur signification véritable qu'en fonction d’œuvres antérieures qui y sont, soit implicitement, soit, d'une manière beaucoup plus allusive, encryptées ».

C'est l'acte de peindre sur une « dynamique réflexive » puisant ses forces dans la peinture d'autrui. Cette idée est renforcée par la thèse de Lester Nowak sur les us et coutumes du monde de la peinture, des relations entre les collectionneurs et les artistes, du rôle des experts, de leurs chamailleries quand il faut certifier, authentifier une œuvre.

Est-ce que le cabinet d'amateur de Perec n'en serait pas également un tant il parle de tableaux présents dans la toile de Kürz ? Le jeu des abîmes, en cercles de plus en plus concentriques en présentant un à un chacun des tableaux, son historique, leurs prix de vente. Tout cela est fort bien détaillé comme dans un catalogue de vente chez Christies ou Drouot qu'on en attraperait presque le tournis. C'est en tout cas un subtil et bel exercice de style, encore une fois.

« Le travail de miroir à l’infini ». Mise en abyme, labyrinthe pictural en peinture comme dans la réalité. Peu après l'exposition, le collectionneur H. Raffke meurt. Mais il avait tout prévu. Embaumé, vêtu de la même robe de chambre grise à liseré rouge, comme le collectionneur dans le tableau, il se fait inhumé dans une sépulture reprenant la même disposition que la pièce dans le tableau. Le Cabinet d'amateur lui faisant face pour son éternité.

L'ouvrage de G. Perec donne vraiment envie d'aller traîner encore une fois au Louvre ou à Orsay pour aller y dénicher quelques cabinets d'amateurs. Je ne raconterai pas la fin, car elle est comme d'habitude avec l'auteur, pleine de surprise. Jolie pirouette ! Plaisante curiosité !

Du même auteur : Tentative d'épuisement d'un lieu parisien, Quel petit vélo à guidon chromé au fond de la cour ? et L'art et la manière d'aborder son chef de service pour lui demander une augmentation

Dédale

Extrait :

« Enfin il nous semblerait dommage d'évoquer cet unique rassemblement d’œuvres d'art sans dire un mot d'un tableau disposé, non sur l'un des murs, mais sur un chevalet placé dans le coin droit du cabinet. Il s'agit du Portrait de Bronco McGinnis, cet homme qui se prétendit « l'Homme le plus tatoué du monde » et s'exhiba comme tel à l'Exposition Internationale de Chicago (après sa mort en 1902, on apprit que c'était un Breton nommé Le Marech' et que seuls les tatouages de sa poitrine étaient authentiques ». « Le portrait est l’œuvre d'un de nos compatriotes, Adolphus Kleidrost, dont la carrière, commencée à Cologne, s'est brillamment poursuivie à Cleveland. Il figure de ce fait dans notre exposition (cf n° 95), ainsi que plusieurs autres œuvres de l'école germano-américaine appartenant à la collection de Hermann Raffke et prêtées par lui en même temps que celle-ci. Nombreux seront sans doute les visiteurs qui tiendront à comparer les œuvres originales et les si scrupuleuses réductions qu'en a données Heinrich Kürz. Et c'est là qu'ils auront une merveilleuse surprise : car le peintre a mis son tableau dans le tableau, et le collectionneur assis dans son cabinet voir sur le mur du fond, dans l'axe de son regard, le tableau qui le représente en train de regarder sa collection de tableaux, et tous ces tableaux à nouveaux reproduits, et ainsi de suite sans rien perdre de leur précision dans la première, dans la seconde, dans la troisième réflexion, jusqu'à n'être plus sur la toile que d'infimes traces de pinceaux : Un cabinet d'amateur n'est pas seulement la représentation anecdotique d'un musée particulier  par le jeu de ces reflets successifs, par le charme quasi magique qu'opèrent ces répétitions de plus en plus minuscules, c'est une œuvre qui bascule dans un univers proprement onirique où son pouvoir de séduction s'amplifie jusqu'à l'infini, et où la précision exacerbée de la matière picturale, loin d'être sa propre fin, débouche tout à coup sur la Spiritualité vertigineuse de l’Éternel Retour. »

Un cabinet d'amateur
Un cabinet d'amateur de Georges Perec - Éditions Points - 85 pages