Une femme est sur le rebord de sa fenêtre. On est dimanche, et il fait beau : l'odeur de l'herbe nouvelle monte jusqu'à moi des profondeurs du parc et l'air est légèrement imprégné du parfum des bâtiments ensoleillés et de la terre qui s'éveille. Et pourtant, rien n'est plus éloigné de la narratrice que ce paisible matin de printemps. Elle est une écrivain qui n'écrit plus, et du coup [elle] n'[est] plus personne. Alors elle se demande pourquoi continuer cette comédie. Elle regarde le sol et s'apprête à sauter. Mais voilà que dans le parc non loin de là, quelqu'un joue Mhairi's Wedding : Me liquider au son de cette musique est plus que je n'en puis supporter. Donc maintenant, je ne peux même plus mourir.

Que faire alors ? Accepter cette commande d'éditeur : un ouvrage sur la corrida. Non parce que le sujet l'intéresse, mais pour se prouver qu'elle est encore capable d'écrire.

Dans ce premier chapitre de Tauromachie, on est saisi par la puissance d'écriture d'Anne Louise Kennedy. Une façon très personnelle de passer du tragique à l'anecdotique en quelques mots ; de placer le lecteur dans une position inconfortable parce que l'on sent que l'on est sur le fil, dans un équilibre instable mais nécessaire. A.L. Kennedy se livre sans fard, dans un élan de sincérité parfois désarmant.
C'est donc avec beaucoup d'enthousiasme que je me suis lancée dans cette lecture, et même si j'avais en tête l'essai d'Ernest Hemingway, ce premier chapitre laissait entrevoir une approche très différente où la romancière mêlerait sans cesse le thème de la corrida à ses questionnements d'écrivain en mal de création.

Cet entrecroisement de préoccupations est effectivement encore présent dans le second chapitre, et on croise ainsi longuement le fantôme du grand poète Garcia Lorca. Mais passé l'éblouissement du premier chapitre, j'ai trouvé ensuite une écriture alourdie par le documentaire. Comme si Anne Louise Kennedy s'était fait dévorer par son sujet. Or le documentaire, en tant que tel, reste trop en surface pour être réellement intéressant. Peut-être parce que la romancière ignorait tout de la corrida avant de se lancer dans ce projet. Et les craintes qu'elle exprimait au début de l'ouvrage se vérifient malheureusement (cf. extrait en fin de billet).

En y réfléchissant bien, et c'est pour moi le paradoxe de ce livre, ce qui m'a manqué c'est justement le prisme de l'écrivain, cette empreinte qu'il laisse sur les choses qu'il a vues ; cette façon singulière de nous montrer sous un nouveau jour ce que l'on croyait connaître. Il me semblait que le sujet ne pouvait laisser le romancier indifférent, comme le souligne d'ailleurs A.L. Kennedy :

Épisodique et passionnelle, chargée d'histoire, de symbolisme et de la présence de la mort, peut-être la corrida n'est-elle totalement vivante que pour le conteur, à l'écrit. Elle fournit après tout à l'écrivain de la substance et des fleurs d'une grande richesse quand la plume parvient à gommer les imperfections, à orienter l'attention du lecteur vers les aspects significatifs et générateurs d'émotion et à tisser en travers de la plaza un écran qui ne laisse que la beauté.

Je m'attendais vraiment à ce miroir déformant après avoir lu le début de ce récit, or je n'ai trouvé ni adoration ni répulsion mais une description appliquée de l'art taurin.

Anne Louise Kennedy fait évidemment référence à de multiples reprises à l'essai d'Ernest Hemingway et pour ceux que le sujet intéresse, il est certain qu'ils y trouveront une matière plus dense.
Mais malgré ma déception, je ne peux oublier ces premières pages qui m'ont littéralement subjuguée. Anne Louise Kennedy nous dit que ce récit est né parce qu'elle ne parvenait plus à écrire. Je me dis donc que ce n'était peut-être pas le meilleur choix pour découvrir sa plume que l'on dit virtuose et que je n'ai fait qu'entrevoir ici. Je ressors donc de cette lecture, certes déçue, mais avec une grande envie de lire maintenant les autres romans de cette romancière pour retrouver cet état de grâce qui m'a traversée au début de ma lecture.

Laurence

Extrait :

On m'a simplement demandé d'écrire ce livre et j'ai simplement accepté. Si j'avais appris, au début de mes recherches, que la corrida avait été partout interdite à jamais dans les siècle des siècles, amen, la nouvelle m'aurait laissée indifférente. J'ai entrepris ce travail pour des raisons purement égoïstes. Je voulais savoir si j'étais encore capable d'écrire. Je voulais garder mon esprit occupé parce que, livré à lui-même, il serait bien capable de me tuer, ou du moins de me tourmenter. Et je voulais découvrir si les éléments qui, à mes yeux, font partie intégrante de la corrida  mort, transcendance, immortalité, joie, douleur, isolement, peur - me reviendraient. Parce qu'ils faisaient partie intégrante de l'acte d'écriture et que, bons ou mauvais, ils me manquent.
Je tâcherai que ce livre soit aussi exact que possible, encore qu'il y en ait d'autres que tout afficionado en puissance aurait d'avantage intérêt à consulter. Quant aux farouches adversaire de la corrida, je n'ai aucune intention de les faire changer d'avis, mais je serai peut-être instructive et j'ai toujours pour principe de connaître mon ennemi - qui peut être aussi le vôtre. Ceux d'entre-vous qui sont déjà sous l'empire de l'aficion, je ne peux même pas leur promettre de les informer, je ne ferai sans doute que les irriter. Je conçois que ma tentative pour disséquer votre passion vous exaspère et qu'à l'instar des experts du monde entier vous ayez envie de corriger les erreurs d'une intruse. Que que vous soyez, nous savons, vous et moi, que vous êtes le lecteur et que vous êtes donc libre de faire ce que bon vous semble de ce livre. Il n'est qu'un compte rendu du déroulement et des conclusions d'une étude relativement brève de la corrida. C'est une vue personnelle. Si vous sentez qu'elle ne vous conviendra pas, bien sûr, restez-en là.

Tauromachie
Tauromachie de A.L. Kennedy - Éditions de l'Olivier - 187 pages
Traduit de l'anglais (Écossais) par Paule Guivarch