Pérez-Reverte, avec le talent qu’on lui connaît, radiographie la ville à un moment-clé de son histoire : capitale de la résistance à l’envahisseur, c’est aussi et surtout un grand port qui doit sa prospérité au monopole du commerce avec les colonies américaines, monopole menacé par les aspirations à l’émancipation de ces mêmes colonies, et par les ambitions anglaises.
Sa géographie très particulière forme comme un immense échiquier, sur lequel se jouent des parties souvent mortelles entre différents personnages qui apparemment n’ont rien en commun : un commissaire opportuniste et véreux mis en échec (!) par un partenaire coriace et sagace, mais aussi par un assassin insaisissable qui bat à mort de très jeunes filles là où sont tombées ou vont tomber les bombes françaises ; un espion taxidermiste à la solde des Français pour lequel la topographie de la ville n’a aucun secret ; un corsaire au service d’une dame de la haute bourgeoisie commerçante de Cadix ; un artilleur français peu intéressé par l’issue de la guerre, mais obsédé par la balistique et le perfectionnement de la précision de ses tirs d’obus… tous sont à la fois les pièces de l’échiquier et les acteurs qui les déplacent, manipulateurs et manipulés.
L’intrigue policière est originale tortueuse à souhait, les personnages bien campés. Sous sa blancheur éblouissante de ville du sud, Cadix laisse entrevoir bien des secrets et des noirceurs. On y sent le grouillement d’une ville protégée par ses murailles et la mer dont les Français n’ont pas la maîtrise, ou se côtoient pêle-mêle, émigrés, contrebandiers, commerçants, armateurs, marins et soldats, assassins et jeunes filles innocentes.
Dans ce roman, vaste fresque ambitieuse de plus de 700 pages, l’auteur donne libre cours à ses deux passions : la mer et l’Histoire. Ce qui était déjà présent dans son récit Trafalgar, prend ici toute son ampleur, et le lecteur ne peut être qu’impressionné par l’étendue et la précision de ses connaissances maritimes et balistiques, même si parfois (c’était mon cas) il se sent un peu perdu. De même, il ne peut qu’admirer l’art avec lequel il réussit à agencer toutes les pièces de cet échiquier compliqué.
Du même auteur : Le pont des assassins, La reine du Sud, Le peintre des batailles, Le tableau du maître flamand, Le tango de la vieille garde
Marimile
Extrait :
Le banquet est servi à l’Auberge Anglaise, sur la place des Puits à Neige, près du café des Chaînes : propriété d’un Britannique installé à Cadix, avec un personnel de la même nation, c’est un des établissements les plus élégants de la ville. En arrivant, les convives s’installent dans la salle à manger du haut, grande et spacieuse, avec vue sur la baie… pour les dames et les enfants, sur de grands plateaux mexicains en argent… s’empilent biscuits de Majorque, calissons, gâteaux de Savoie et tartes à la crème, accompagnés de citronnades, orangeades, chocolat au lait à la française, thé à l’anglaise, et lait avec citron et cannelle à l’espagnole. Les messieurs disposent en plus de café, liqueurs et boîtes de cigares fraîchement ouvertes. Tout le gratin du commerce local est là pour célébrer la perpétuation de la lignée de l’un des siens. La grande bourgeoisie commerciale au complet s’est donnée rendez-vous, convaincue d’être le sang authentique de la ville, le muscle puissant de son travail et de sa richesse. La douzaine de familles qui remplissent l’étage de l’Auberge Anglaise représente le vrai Cadix : argent et affaires, risques, échecs et succès qui maintiennent vivantes cette ville et sa mémoire atlantique et méditerranéenne, à la fois classique et moderne, raisonnablement cultivée, raisonnablement libérale, raisonnablement héroïque. Raisonnablement inquiète, aussi, moins du fait de la guerre-une affaire comme une autre, après tout,-que pour l’avenir. Et pendant que les dames parlent d’enfants, nounous et domestiques…les maris commentent l’arrivée de tel ou tel navire, la mauvaise situation financière d’une connaissance, les désagréments, incertitudes et espérances que génèrent pour leurs affaires l’occupation française, et la perfide insurrection qui n’en finit pas de s’étendre dans les colonies américaines, cyniquement encouragée par ces mêmes Anglais qui, à Cadix, à travers leur ambassadeur, sabotent depuis des mois les progrès constitutionnels et favorisent le parti absolutiste des serviles.
Cadix ou la diagonale du fou de Arturo Pérez- Reverte - Éditions du Seuil - 763 pages
Traduit de l'espagnol par François Maspero
Commentaires
mardi 7 février 2012 à 08h35
Voilà un billet qui donne bien envie de se plonger dans les guerres Napoléoniennes. Zou ! C'est vendu, direct sur la liste ! Merci Marimile
mardi 7 février 2012 à 09h06
Tellement aimé Le tableau... j'ai bien envie d'ajouter celui-là à ma LàL
mardi 7 février 2012 à 10h18
Je sens que je ne vais pas tarder à le lire !
mercredi 8 février 2012 à 17h22
Vous allez vous régaler, même s'il faut parfois s'accrocher pour la balistique! Dédale, si tu veux je te l'envoie.
lundi 13 février 2012 à 16h42
Bravo pour ce billet Marimile, j'avais tellement dévoré "le peintre des batailles", et avant l'érudit "tableau de maître flamand", que j'attendais le dernier Perez-Reverte avec impatience.
Dédale : quand tu auras fini l'exemplaire de Marimile, je veux bien m'inscrire sur la liste pour cet ouvrage, je le rendrai ensuite à Marimile, qui est presque voisine ...
jeudi 16 février 2012 à 18h38
Marimile, je note la proposition de prêt. Mais ce sera pour plus tard
Alice-Ange, étant donné tout ce que j'ai "sur le feu", vaut mieux que ta lecture passe avant, sinon tu risques d'attendre longtemps. Pour l'instant, le roman est toujours chez ta "voisine"
vendredi 2 mars 2012 à 11h15
Je viens de terminer ce roman. C'est en effet époustouflant de virtuosité (moi aussi , marimile, j'étais un peu perdue dans la balistique et les termes marins), mais je l'ai dévoré avec grand plaisir à la fois pour l'aspect historique passionnant, et aussi pour l'étude de moeurs et la psychologie des divers personnages. Bref, je me suis régalée.
samedi 3 mars 2012 à 13h24
Rose, je savais que tu allais aimer!
lundi 13 août 2012 à 14h57
je viens de terminer la lecture de "Cadix ou la diagonale du fou" et comme toi Marimile je salue le brio avec lequel A. Perez-Reverte se sort de cette affaire. Aux deux passions que tu cites à juste propos, je rajouterai la métaphore des échecs, déja utilisée (le commissaire espagnol est effectivement tenu en échec, au sens propre et figuré, par l'assassin, même s'il a de fulgurantes intuitions que démontent son ami joueur d'échecs et adepte de la rationalité), ainsi que celle du temps qui passe, à travers le remarquable personnage de Lolita Palma, une héritière d'une importante compagnie de commerce maritime, qui incarne la femme chef d'entreprise à l'égal des hommes, qui pense et réfléchit, prend des risques mesurés, et tremble pour les bateaux qu'elle affrête et qui doivent affronter corsaires et pirates.
Pour ma part j'en ai appris beaucoup sur les guerres napoléoniennes des années 1810 et sur la balistique que comme vous je ne maîtrisais pas du tout.
Un roman drôlement efficace donc, comme toujours chez Perez-Reverte.