Difficile de résumer ce texte inclassable, mélange étrange à la fois récit d'expéditions militaires, reportage journalistique, essai sur un pays. Texte au contenu extrêmement, voire même trop riche. Il n'est pas évident d'entrer dans le contexte surtout quand on ne connaît rien de l'histoire du Brésil. Avec ces Hautes terres publiées en 1903, on se plonge dans une impressionnante somme d'informations géologiques, géographiques, météorologiques, historiques, ethnologiques, militaires, politiques et j'en oublie certainement. Dans le même temps, l'effort que ce texte demande est vite récompensé par une meilleure connaissance de ce pays lointain.

Très vite, on comprend la démarche de l'auteur. E. da Cunha a raison de passer par de longues descriptions du milieu, du désert, de la population locale – on mettra de côté son utilisation pas très claire de la notion de race – nécessaires pour comprendre l'origine du retard de ladite population, ces fameux Sertanejos, leur fanatisme religieux exacerbé, leur mystérieux messie Antonio Conselheiro (le Conseiller), leur incompréhension face aux progrès techniques venus avec la toute nouvelle République, proclamée en 1891, et bien évidemment les conséquences qui vont en découler : cinq expéditions militaires absurdes et sanglantes – pour ne pas dire génocide (n'ayons pas peur des mots).

Même si on y entend rien des choses militaires, des tracas sur l'installation de la République, l'auteur ne mâche pas ses mots. Les militaires en prennent pour leur grade, les gouvernants brillent par leur incurie, leur abandon de toute une partie de leur peuple; parce que tout le monde oublie le Nordeste.

Les gens de Canudos, même s'ils sont qualifiés d'"inférieurs" par le journaliste lui semblent au final admirables pour leur courage, leur parfaite adaptation à leur environnement, à ces déserts impitoyables où ils vivent. L'enfer sur terre est dans les Sertões.
On finit par être totalement d'accord avec son propos : c'est la terre qui forme les hommes qui l'habitent.

Un gros morceau de bravoure donc que d'avoir rédiger un tel document. Évidemment, quelques longueurs sont à subir quand il décrit dans le détail les cinq expéditions militaires contre Canudos. Étant lui même de formation militaire, on se dit qu'il est normal que ces aspects prennent un peu le dessus.

J'émettrai toutefois un seul regret à la fin de ma lecture à l'attention des éditeurs de cette somme. Il est dommage que cette publication ne propose pas une carte supplémentaire plus détaillée, plus moderne de la région du conflit que la carte originairement choisie par l'auteur. Cela aurait aidé à mieux saisir les contraintes du terrain, situer les différents villages, les flux des populations locales, les déplacements des troupes, tant républicaines que celles des révoltés. Certes j'aurai pu consulter un atlas mais avoir une carte plus explicite dans le même ouvrage aurait été un confort bien appréciable.

Voilà pour cette curiosité fort intéressante, presque sidérante. De ce texte scientifique, sociologique mais aussi narratif à l'éloquence et la poésie parfois enflammées, on gardera en mémoire que quand un peuple entre en guérilla, dans le maquis, la lutte risque fort de s'éterniser, de s'enliser.
Le peuple de Canudos a été vaincu sauvagement jusqu'au dernier mais ne s'est jamais rendu.

Dédale

Extrait :

Avant tout, le sertanejo est fort. Il n'a pas le rachitisme exténuant des métis neurasthéniques du littoral.
Pourtant son apparence semble indiquer le contraire, au premier coup d’œil. Il lui manque la plastique impeccable, l'élégance, la structure parfaite des organismes athlétiques.
Il est disgracieux, dégingandé, tordu. Hercule-Quasimodo, il reflète dans son aspect la laideur typique des faibles. Sa démarche sans fermeté ni aplombe, presque balancée et sinueuse, évoque la translation de membres désarticulés. Le tout accentué par une attitude d'ordinaire abattue, une apparence négligée qui lui confère un semblant de déprimante humilité. À pied, quand il s'arrête, il s'adosse inévitablement au premier pan de mur  à cheval, s'il retient sa monture pour échanger deux mots avec une connaissance, il s'appuie aussitôt sur l'un des étriers et se repose sur l'arçon de la selle. Quand bien même il marche d'un pas alerte, il ne trace point une trajectoire rectiligne et ferme. Il avance rapidement, avec un balancement caractéristique dont les méandres des sentiers sertanejos semblent suivre le tracé géométrique. Et si sa marche s'interrompt pour un motif quelconque, rouler une cigarette, battre le briquet ou engager un brève conversation avec un ami, dans une position d'équilibre instable où tout son corps reste suspendu sur les orteils, avec une simplicité tout à la fois ridicule et adorable.
C'est un homme éternellement fatigué.
Cette paresse invincible, cette atonie musculaire persistante se retrouvent partout : dans la parole gênée et le geste embarrassé, la démarche déséquilibrée et le rythme langoureux de ses mélodies, la tendance constante à l'immobilité et à la quiétude.
Cependant, toute cette apparence de fatigue est illusoire.
Rien n'est plus surprenant que de la voir disparaître à l'improviste. En quelques secondes, des transformations complètes s'opèrent dans cet organisme abattu. Il suffit du moindre incident qui exige le déchaînement de ses énergies endormies. L'homme se transfigure. Il se redresse et révèle de nouveaux reliefs, de nouvelles lignes dans la stature et dans le geste  et la tête, droite, s'affermit sur les épaules puissantes, éclairée par le regard hardi et énergique  et une décharge nerveuse instantanée vient corriger tous les effets du relâchement habituel des organes  et de la figure vulgaire d'un maladroit tabaréu surgit de façon inattendue l'aspect dominateur d'un Titan cuivré et vigoureux, dans un dédoublement surprenant de force et d'agilité extraordinaires.

Hautes terres
Hautes terres, la guerre de Canudos de Euclides da Cunha - Éditions Métailié - 634 pages
Traduit du brésilien par Jorge Coli et Antoine Seel