Si vous rencontriez Sara, vous pourriez croire de prime abord, que comme beaucoup d'adolescentes, elle rêve de gloire et de célébrité et pense que les régimes et la chirurgie esthétique sont les seuls moyens d'arriver à ses fins. Mais la réalité, si l'on peut parler de réalité dans le cas de Sara, est beaucoup plus complexe. D'abord, elle ne veut pas être célèbre, elle veut être une œuvre d'art. Et puis, Sara souffre depuis de nombreuses années d'un dédoublement de la personnalité. Elle a du mal à distinguer ses mensonges de la réalité et chacun de ses interlocuteurs est l'occasion rêvée de se récréer une identité. Alors quand son chemin croise celui du chanteur de rock Jonathon Heat, la légende vivante au visage perpétuellement masqué, Sara est convaincue que sa vie va enfin lui ressembler.

Le narrateur de ce récit serait donc Melvin Burgess lui-même, qui aurait choisi de délaisser la fiction pour faire la lumière sur Sara Carter. Mise en abyme habile puisqu'elle met le lecteur dans une immédiate confiance et donne un sentiment de véracité à ce qui suit.
Autre bonne trouvaille, la construction même du récit : si l'intrigue est présentée de façon linéaire, Melvin Burgess change systématiquement de focale et chaque chapitre correspond au témoignage de l'un des acteurs du drame. Soit que Melvin Burgess les ait interrogés au cours de son enquête, soit qu'il ait réussi à récupérer un courrier ou une déposition (ce sera le cas pour les seuls témoignages de Jonathon Heat et du mystérieux Dr Kay).  Et il faut encore ajouter à ces divers témoignages le journal intime vidéo que Sara tenait avant que ne se produise l'inimaginable.
Cette forme narrative permet à Melvin Burgess de faire de régulières allusions à la suite des événements, et donc de maintenir une forme de suspens, mais aussi de garder le lecteur dans une incertitude permanente : impossible de connaître l'entière vérité, chacun ayant sa propre version des faits, ou du moins, celle que Sara avait bien voulu leur livrer alors. Même les vidéos de Sara sont soumises à caution. En effet, ce journal intime filmé est-il réellement sincère ? Sara joue-t-elle à l’actrice ? Croit-elle ce qu'elle dit ? Est-ce une preuve de sa maladie ? Et c'est ce doute permanent, ces changements constants de points de vue, qui font du Visage de Sara un très bon thriller jeunesse. Melvin Burgess flirte aussi avec le surnaturel même si les plus cartésiens trouveront des explications rationnelles à ces phénomènes.

Il y a donc une première lecture tout à fait satisfaisante pour le genre : un thriller efficace et bien rythmé, une construction narrative qui maintient le doute jusqu'à la fin et des personnages troubles et  inquiétants. Mais Le visage de Sara va au-delà de cette lecture plaisir/frisson et Melvin Burgess aborde surtout ici des questions déterminantes à l'adolescence : qu'est-ce qui fait notre identité ? Qu'est-ce que la célébrité ? Qu'est-ce que la beauté ? Jusqu'où est-on prêt à aller pour exister dans le regard des autres ?
Le personnage de Jonathon Heat, accro à la chirurgie esthétique, fera bien sûr penser à Mickael Jackson ou Cher (d'ailleurs cités dans le roman). J'ai aussi pensé à Adam-bis dans son rapport malsain avec le Dr Kay.
Ici Melvin Burgess interroge les adolescents sur l’envers/enfer du décor. Jonathon Heat est à la fois bourreau et  victime. Victime de sa propre maladie et des ambitions d'un docteur Frankenstein. Bourreau de Sara à qui il veut faire revivre ce que lui même a vécu. La chirurgie esthétique et ses dérives sont l'un des thèmes principaux de ce récit et Melvin Burgess invite chacun de ses lecteurs à s'interroger sur les motivations réelles de ce type d'acte.
Un autre thème abordé au cours de l'intrigue est ce besoin de reconnaissance médiatique qui contamine de plus en plus d'adolescents  et de jeunes adultes – il n'y a qu'à voir le nombre d'émissions de télé-réalité et de témoignages qui en profitent. Comme si la presse et les média étaient les seuls à pouvoir légitimer leur existence et que celle-ci n'existait plus réellement hors caméra. Il en va ainsi de Sara qui simule devant sa propre caméra des interviews télé pour faire le compte rendu de sa journée.
Il y a enfin toute la question de la folie psychiatrique et des multiples personnalités. Sara est-elle réellement folle ? Était-ce une façon pour elle de se protéger ? Réussira-t-elle un jour à se reconnaître dans un miroir sans avoir l'impression d'être face à une étrangère ? Si bien sûr les symptômes sont poussés ici à l'extrême et relèvent plus de la psychiatrie que de la crise d'adolescence, on pourra malgré tout établir quelques parallèles avec ce sentiment d'être étranger à soi quand le corps nous trahit à  la puberté.

J'ai découvert Melvin Burgess en lisant Nicholas Dane et j'avais été assez déçue par la façon dont l'auteur avait traité le sujet. Mais avec Le visage de Sara, Melvin Burgess m'a entièrement convaincue de son talent et de son art d'aborder les sujets chocs et tabous avec intelligence. Un livre qui donne envie d'en discuter après l'avoir refermé, ce qui pour moi est un grande qualité du roman pour adolescents.

Laurence

Extrait :

Journal de Sara

Il y a des gens qui veulent devenirs célèbres pour que tout le monde les reconnaisse dans le rue. Ceux-là n'ont rie compris. La question, ce n'est pas de savoir qui vous reconnaît, ou qui vous êtes. La question, c'est de faire faire davantage. Ce n'est pas ce que vous faites, c'est ce que vous faite faire aux autres. Je suis célèbre même quand personne ne me regarde. Je suis célèbre même avant d'être célèbre. Je veux que lorsque les gens me regardent, ils pensent des choses qu'ils n'ont jamais pensées. Qu'ils pensent des choses qu'ils ne se croyaient même pas capables de penser. C'est ça, l'art. Peut-être qu'il n'y a rien à comprendre, mais c'est fascinant. Aux confins de notre esprit, on a des pensées qui rôdent comme des bêtes sauvages, des sentiments qu'on avait jamais ressentis. On ne les comprend pas, on ne sait pas si ce sont des monstres ou des anges, et on a peur de les regarder en face parce qu'ils risqueraient de changer notre vie. Rien que ça ! Ouais, c'est tout moi, ça.

Le visage de Sara
Le visage de Sara de Melvin Burgess - Éditions Gallimard Jeunesse (collection Scripto) - 301 pages
Traduit de l'anglais par Laetitia Devaux