Aliocha est monté à Novossibirsk. Il doit descendre à Tchita pour rejoindre son bataillon, mais il est terrorisé.

Ils ont quitté Novossibirsk et l’immense gare principale, les hauts murs d’un vent laiteux, le hall carrelé à l’acoustique de piscine municipale – un temps glacé. Aliocha a peur. Putain, la Sibérie !

La perspective de longs mois en Sibérie lui donne des cailloux dans le ventre. Alors il n’y a qu’une seule solution : s’évader. Mais on ne s’évade pas comme ça d’un train qui transporte ses futures recrues : il y a le terrible sergent LETCHOV qui traque les déserteurs, et il y a la « provodnitsa » - l’hôtesse en charge du wagon qui règne sur ses ouailles : va-t-elle le dénoncer à Letchov ou au contraire favoriser son évasion ?

Hélène, elle, a d’autres motivations. Arrivée depuis peu  en Russie avec ce compagnon russe avec qui elle a vécu en France, elle découvre tout et se sent brusquement perdue. Vivre ici, en Sibérie, dans ce pays inconnu et cette langue imprononçable, c’est cela dont elle rêvait à Paris, quand elle était sous les charmes de ce fils de Tchekhov mâtiné de Michel Strogonoff. Sur un brusque coup de tête elle a laissé son Anton à sa direction de barrage et a acheté une couchette en gare de Krasnoïarsk.

À priori, tout les oppose. La langue, l’âge, la classe (lui voyage avec un vulgaire billet de troisième, elle a réservé tout un compartiment pour elle toute seule en première), le destin. Mais pendant les nombreuses heures que va durer le voyage, ils vont partager le même compartiment, et bientôt la même complicité pour faire échapper Aliocha des griffes du terrible Letchov. On ne déserte pas du Transsibérien impunément, et il va falloir jouer très serré. Chacun cherche donc à prendre la Tangente vers un Est qui sera forcément meilleur – en tout cas ailleurs.

Avec un scénario redoutable d’efficacité, Maylis de Kerangal nous entraîne à sa suite dans cette cavale le cœur battant. On y est, dans ce Transsibérien. Il y a la présence des corps tout d’abord, pas de sexe, non, ce serait trop facile et Maylis de Kerangal ne sombre jamais dans le cliché. Et puis ils y a les paysages, à l’image de lac Baïkal que tout le monde attend comme la huitième merveille du monde.

Un vieil homme au bout du wagon se frappe le torse en criant nous les Russes sommes peut-être pauvres, mais nous avons le Baïkal ! La plus grande réserve d’eau douce de la Terre ! Quelqu’un demande à voix haute, il est à combien, dix, douze ? Je m’en fous, je donnerais n’importe quoi pour y plonger répond une femme à qui on demande please d’épargner l’écosystème fragile. Fasciné, un garçon de huit ans veut savoir si le lac renferme des monstres préhistoriques et quelqu’un lui répond, docte, invertébrés et micro-organismes, nuit des temps. La lac est tour à tour la mer intérieure et le ciel inversé, le gouffre et le sanctuaire, l’abysse et la pureté, le tabernacle et le diamant, il est l’œil bleu de la Terre, la beauté du monde.

Dans un style qui rappelle l’effervescence de  Naissance d’un pont  Maylis de Kerangal nous offre là un petit bijou de récit – d’où on ressort enchanté, engourdi, secouant nos membres comme après une longue traversée, les yeux émerveillés, tournés vers cet océan qui s’ouvre à Vladivostok, en ayant nous aussi pris pour un temps la tangente vers l’est.

Du même auteur : Naissance d'un pont, Réparer les vivants

Alice-Ange

Extrait :

 Le train freine. Zaoudinski. Un quai perdu à la périphérie d’Oulan-Oude et l’embranchement vers la steppe mongole. De nouveau le rassemblement, le sac qu’il faut traîner après soi, les alignements et les rapports de fouille, la harangue de circonstance et les heures vides à attendre d’embarquer dans le Transmogolien pour Naouchki, à la frontière chinoise, et de nouveau Letchov, placé au centre, pieds en position de danseur et mains derrière le dos, débitant un discours calibré outrant le froideur et l’insulte, un appelé a déserté, les permissions sont supprimées, vous êtes des merdes, mais les appelés s’en foutent, ne mouftent pas – à peine une crispation de maxillaires, une fibrillation de veines sur les tempes – les permissions ne sont pas pour eux qui n’ont pas de quoi rentrer chez eux et réservent leur solde pour le dernier parcours, le trajet du retour, quand tout cela sera fini et qu’ils pourront reprendre le Transsibérien en sens inverse. Au bout de dix minutes, le train s’ébranle, passe en revue les recrues qui ont rompu les rangs et traînassent sur le quai, et au sortir de la gare, le silence s’abat sur lui.

Tangente vers l'Est
Tangente vers l'Est de Maylis de Kerangal - Éditions Verticales - 134 pages