Robert était un homme qui quelques années auparavant avait une vie quelconque mais heureuse : une femme qui l'aimait, une enfant qu'ils avaient désirée ensemble. En quelques lignes, Jon McGregor revient sur ce passé avec une économie de mots mais une force suggestive assez impressionnante. Et puis l'alcool fait son apparition et l'épouse cède sa place à cette concurrente redoutable. Robert se retrouve alors seul et son appartement devient le refuge de tous ceux qui n'en n'ont pas, du Chœur des oubliés. Les voilà maintenant réunis dans l'appartement de Robert pour son dernier voyage vers la morgue. Et ils nous racontent ce qu'il voient, ce qu'il ont vu, ce qu'ils ont vécu. Les narrateurs vont alterner, le « nous » cédera la place au « il », au « vous », à « elle », puis encore à « nous ». Tous les compagnons d'infortune de Robert livreront leur histoire et c'est à travers le portrait de chacun d'eux que se dessinera le dernier hommage à celui qui les a quittés.
Le plus jeune [policier], toujours sur le seuil, parle dans sa radio, il réclame quelque chose. Ils ne parlent pas. Ils attendent. Ils regardent le corps. Nous nous entassons tous dans la pièce et regardons le corps. La peau enflée et ramollie, le regard fixe et enfoncé, la mare huileuse de fluides répandus sur le sol. Les grouillement et vibrations de la vie fraîchement éclose, qui se nourrit.
C'est Robert. Mais ça, nous le savions déjà.
Le ciel s'assombrit, au dehors, une faible trace rouge le long de la ligne des arbres près de la rivière, les nuages qui s'étirent, bas et frêles, en direction du sol.
Nous. Mais qui se cache derrière ce pronom ? Nous le lecteur ? Nous les compagnons d'infortune de Robert ? Nous les fantômes qui observons dans le silence ? En fait, ce Nous pourrait être tout cela à la fois. Pour ma part, j'y ai vu le chœur antique des tragédies grecques : ces voix que l'on n'identifie pas réellement et qui sont les témoins omniscients de l'histoire que l'on va nous raconter.
Parmi les témoins, il y a Danny, qui court après sa dose ; Laura la fille de Robert qui tente de décrocher ; et puis Steeve, Ant, Heather et Mike. Tous ont des parcours différents, mais se retrouvent dans le même marasme poisseux de la drogue et des nuits trop froides sans toit. Ils nous disent le mépris de ceux qui sont à l'abri, bien a chaud :
Ce qui correspond à autre chose que nous connaissons. Être allongé par terre à regarder en l'air, à attendre que quelqu'un passe et nous porte secours. Quand on a un problème. Une entorse à la cheville, une fracture du crâne, une crise d'épilepsie, de diabète, ou quand on est seulement trop bourré pour se relever sans comme qui dirait une main secourable.
Ce qui correspond au moment où vous être le plus invisible de tous. Regardez bien les chaussures des gens pendant qu'ils marchent autour de vous. On dirait qu'ils vont vous laisser là plusieurs jours. On dirait qu'il vont vous laisser là le temps qu'il faudra.
Ils évoquent ces légendes nourrissant chaque quartier qui abritent des clochards que l'on suspecte d'être en fait de riches héritiers. Ils nous racontent l'attente interminable, les minutes qui s'écoulent si lentement quand on vit dans la rue :
Toute cette attente pourtant. Quand même.
Attendre dehors que l'asile de nuit ouvre ses portes. Traîner devant pendant des heures pour s'assurer qu'on aura sa place. Attendre au dispensaire pour obtenir une produit et se faire recommander ailleurs pour pouvoir attendre un petit peu plus. Attendre l'ouverture de la pharmacie pour obtenir le traitement quotidien. Attendre de se fournir alors qu'on dirait que personne n'arrive à dégoter de marchandise, comme c'était le cas avant Noël, on se bourrait d'amphètes et de barbis pour tenir le manque à distance. Trop de choses à faire, si vous vous fournissez en plus de ça et que vous faite pas gaffe. Mais faire gaffe, c'est pas vraiment la question.
L'écriture de Jon McGregor est percutante, violente, abrupte et pourtant, il y a des éclairs de poésie, des moments de grâce au milieu de la noirceur. Non, ce roman n'est pas déprimant. Non, ce roman n'est pas misérabiliste. Bien au contraire, il y a une force incroyable, une énergie qui traverse tout le récit. Souvent l'auteur nous abandonne brusquement au milieu d'une phrase, d'un paragraphe. Il va à la ligne, part sur nouvelle idée, avant de tout interrompre à nouveau. Si cela peut être perturbant au début, on se fait très rapidement à ce mode de narration qui traduit parfaitement le précipice au bord duquel les narrateurs jouent les équilibristes malgré eux. Leur vie est faite de rupture, de fracture, de chute et l'écriture de Jon McGregor rend tout cela visible avec brio.
Et puis bien sûr, il y a Robert. À la fois présent dans chacune des pages et pourtant déjà si loin. Il y a son corps, que l'on va disséquer ; sa mort, qu'il faudra expliquer ;sa vie, qu'il ne faudra pas oublier. Les dernières pages du roman sont d'un registre très différent de ce qui a précédé et nous voilà confrontés à l'administration qui a besoin de tout classer, expliquer, ranger. Bien soigneusement, sans que rien ne dépasse. Si loin, tellement loin, de l'existence de Robert et des siens.
Un roman choc. Un récit difficile. Mais tellement beau, avec une écriture si maîtrisée et si prenante, que je vous invite à votre tour à faire la connaissance des amis de Robert.
Laurence
Extrait :
Et nous voyons Danny, qui s'éloigne en titubant des garages situés derrière les appartements, dégringole la colline en chancelant comme s'il était sur le point de faire une chute, se frotte les joues du revers de la main à grands gestes furieux qui ressemblent presque à des coups de poing, essuie les larmes non encore tombées sur son visage toujours déformé par la peur. Einstein à côté de lui, qui tente de mordre et gémit en essayant de suivre, ralentie comme toujours par sa blessure à la
Fallait trouver quelqu'un pour lui dire, voilà tout ce qu'il arrivait à penser. Fallait trouver Laura pour la mettre au courant, fallait trouver Mike. Mais lui dire quoi, à Laura, qu'il était allongé par terre comme ça, une jambe tordue ramassée sous l'autre et une main sur la bouche comme s'il sentait sa propre odeur pendant qu'il commençait à pourrir. Lui dire quoi, à Laura, il est mort paisiblement, ils l'on emmené et fait tout ce qu'ils pouvaient mais pour finir y avait rien à faire. Il n'a pas souffert. Pouvait pas lui dire ça. Pour le peu qu'il en savait, il savait que ça n'avait rien à voir. Il avait tous ces copains autour de lui quand merde
Par les vitres teintées du fourgon, nous le regardons, qui dérape et dévale la colline jusqu'à la rue principale et au passage souterrain, et par les vitres teintées du fourgon, nous voyons défiler la ville, des rues entières abandonnées au froid, des ombres vagues remuant derrière des rideaux éclairés par une lointaine lumière bleu pâle qui vacille.
Même les chiens de Jon McGregor - Éditions Christian Bourgois - 275 pages
Traduit de l'anglais par Christine Laferrière
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