Par un beau jour, le village frémit sous la poussière soulevée sur la route. Peu à peu entre les ruelles, coule le grand troupeau mené par seulement deux bergers harassés de fatigue. Ce sont les moutons que l'on descend en hâte à marche forcée des montagnes parce que les bergers sont réquisitionnés pour la guerre (14-18). Ce sont des moutons à n'en plus finir comme longue hémorragie. « Comme si la montagne voulait s'assécher de bêtes vivantes. »

Faut plus penser aux jours d'avant. On est entré en pleine saloperie.

En pacifiste convaincu, Giono nous parle de cet autre grand troupeau, de ces hommes que l'on envoie à l'abattoir. La vie dans les tranchées, la mort partout. « C'est gâcher la vie. […] Moi, ce que je pense, c'est que tout, tout tu m'entends, ça ne vaut pas la vie d'un homme avec ses jours de plaisirs, avec tout ce qu'il peut râteler vers lui de bonheur et de tranquillité de ses mains travailleuses. »

L'auteur n'oublie pas la vie dans les villages, les fermes en l'absence des hommes, les vieux, les femmes, tous doivent changer de vie, s'atteler aux travaux des champs, tirer le soc à la place des bœufs mangés par les troupes, s'occuper comme ils peuvent des bêtes qu'on leur a laissé. Pour les vieux, le poids d'être si vieux, pour les femmes, le manque charnel de leurs hommes.

Albéric, celui de la mairie, malheureux comme les pierres à annoncer tous les jours les mauvaises nouvelles : qui un gravement blessé, qui un autre tombé sous les balles ou les bombes. Ses tremblement et nausées tout le temps.

Le maire il m'a dit : « il semblerait pourtant qu'avec l'habitude… » L'habitude, l'habitude pour ça ! Non, ça peut pas venir, c'est trop contre nature, trop ! »

Tous supportent, ces temps difficiles, de douleurs d'horreur qu'à la grâce de « la charité du monde. »

Et partout une terre, une nature vivante décrite comme on le ferait d'une femme. Les arbres et le geste des branches, les coups de pied bleus d'un feu à ras de terre. Cette forêt (qui) « abaissait et gonflait lentement sa grande poitrine de branches. »

La renaissance, le regain viendra toujours de la terre, de la nature, point des hommes. Avec ce roman, J. GIono nous offre une écriture flamboyante, magnifique, d'une poésie musicale sans nom, du parlé paysan plein d'images, de musique et d'odeurs. Une langue qui parle à tous les sens.

Bref, c'est à lire, à relire absolument.

Dédale

Extrait :

Malgré le tard ils étaient là, dessous la lampe du figuier autour de la table desservie : la Delphine, le papé et Olivier le jeune. Ils ne parlaient pas  il y avait avec eux ce berger de devant les bêtes, sorti de l'ombre, sorti de la nuit tout à l'heure, blanc de poussière comme une cigale sortie de la route.
La nuit est tant usée d'étoiles qu'on voit la trame du ciel.
- Quarante heure, a dt le berger, quarante heures d'un seul tenant, comme un fil de sabre.
- Et ça fait trop, a dit le papé.
- Il n'y a faut de personne, a dit le berger, c'est la faute au sort.
- Faute ou pas faute, a dit le papé, c'est quand même trop de souffrances pour les bêtes.
Et maintenant, ils fument leurs pipes.
Ça nous a pris le premier jour, dit le berger, le regard lancé dans la nuit. On était dans les hautes pâtures, par un temps comme jamais. Les herbes, c'était comme de la nouvelle mariée, toutes en fleurs blanches et du rire d'herbe qui luisait sur des kilomètres. Et voilà que je vois, sur l'étage de la montagne, en dessous de moi, deux hommes bleus qui marchaient en plein foin, en plein au beau milieu du plus gras, comme ceux qui s'en foutent. Ça, je me dis, ça c'est les bleus de la gendarmerie de Saint-André : l'Alphonse a dû avoir encore un coups de revertigot avec la femme de la passerelle  et de fait, ils allaient chez l'Alphonse. Ils y vont, ils le touchent juste de la voix, sans s'approcher, et c'est mon Alphonse qui va à eux. Après ça ils descendent le va, ils remontent vers le logisson du Bousquet. « Ça, je me dis, ça alors, celui-là, c'est pourtant un calme ! «  De là, ils vont vers le Danton, puis vers l'Arsène et puis, ils tournent la montagne vers les pâtures de l'autre versant. On voyait tout le serpentement de leur chemin marqué dans nos herbes. L'Alphonse avait parqué ses bêtes. Il s'en alla sous le cèdre. Je le voyais là-bas, debout, la tête renversée en arrière, comme s'il buvait à une bouteille : il sonnait de la trompe. Le son vient me trouver dans mes herbes. Et puis, j'entendis sonner le Bousquet et le Danton, et l'Arsène, et sur l'autre versant, toutes les trompes sonnaient.
Alors, sans savoir, je me mis à souffler moi aussi à pleine bouche, et, malgré le beau jour et le rire de toutes les reines des prés, je sonnai comme pour la mort du chien.
Vint l'après-midi. Je voyais les hommes réunis sous le sapin 34. Je me disais : « Qu'est-ce qui t'a pris, à toi, de monter ici aujourd'hui, tu serais en bas en train de savoir… »
Mais, voilà qu'un d'en bas, que j'ai su être ensuite le Julius d'Arles, sort de l'ombrage et là, au beau clair, se plante des pieds et sonne vers moi le long son d'appel à trois coups, celui qui dit : « Vient tout de suite ! »
Alors, d'un bon coup de sifflet, je jetais toutes mes bêtes dans la pente.
Sous l'arbre, les paquets étaient prêts, et les amis m'ont dit : « On part ! » J'ai dit : « Ici l'herbe est belle. » On m'a répondu : « Oui, mais on part à la guerre ! »

Le grand troupeau
Le grand troupeau de Jean Giono - Éditions Folio - 255 pages