Fondamentalement, Pagli est une histoire d'amour. Celle de la
narratrice et de Zil, le pêcheur. La narratrice s'adresse à son amant. Elle
utilise pour cela le tu
. Il
, c'est son cousin, son mari, celui qui l'a
violée quelques années avant son mariage et auquel elle n'a cessé de se
refuser. Celle que l'on nomme Pagli
et Zil se sont rencontrés chez
Mitsy, qui se languit de Licien, un autre pêcheur. Des indices nous font
comprendre que Pagli appartient à la communauté issue des Indiens engagés
par contrat à venir travailler dans les colonies britanniques (voir Un
océan de pavots d'Amitav Ghosh pour une narration romancée de leur
voyage). Au contraire, Mitsy, Zil et Licien descendent sans doute
d'esclaves venus d'Afrique.
L'Île Maurice, terre volcanique, peut se déchaîner. C'est ce que suggère le début du roman, situé à Terre Rouge. Le rouge est la couleur de la lave aussi bien que du sang versé. Les conflits qui vont naître de la divulgation de la liaison entre Pagli et Zil vont catalyser voire être la cause unique du déferlement de violences communautaires et de destruction en forme d'apocalypse de boue rouge.
De nombreux éléments traversant toute l'œuvre d'Ananda Devi se retrouvent dans ce roman admirablement bien dosés. On retrouve une fin cataclysmique comme dans Rue la Poudrière. Elle utilise la boue, thème récurrent chez Ananda Devi, avec une intensité fulgurante. On sent une tendance à la simplification du propos par rapport à ce premier roman. Une raison est sans doute que le lecteur n'est pas exactement immergé dans la pensée de la narratrice, puisque celle-ci s'adresse à son amant. Étant pour cette raison plus immédiatement intelligible que d'autres textes de l'auteur, ce roman utilise cependant une très belle langue dans laquelle s'insèrent de nombreuses et limpides métaphores. J'ai ainsi souvent eu l'impression de lire de la poésie en prose. Alors que cela avait parfois gêné ma compréhension dans Soupir, l'insertion de phrases en créole m'a paru appropriée, la dureté de certains propos étant soulignée par la concision de cette langue.
Parmi les autres similitudes avec d'autres textes de l'auteur, on peut
mentionner un thème déjà présent dans Moi,
l'interdite : l'enfermement, la famille
de Pagli décidant
de l'enfermer comme un animal pour tenter de mettre fin à sa liaison avec
Zil. Toutefois, à la différence de Moi, l'interdite,
Pagli fait bien partie des romans les plus réalistes de l'auteure,
même si on pourra s'étonner que dans sa narration, Pagli utilise parfois
une sorte de faculté à sortir de son corps, de s'envoler et d'observer ce
qui se passe d'en haut, ou encore qu'elle ait la prétention de déclencher
des pluies destructrices pour assouvir sa vengeance. Une autre trouvaille
utilisée dans Moi, l'interdite reparaît ici, dans la façon de
repousser parfois les contraintes de la grammaire. Dans Moi,
l'interdite, on pouvait lire [...] quand il fallait me
disparaître.
. Cette façon de s'approprier un nouvel usage transitif
d'un verbe et le fait que le pronom apparaisse avant le verbe font que l'on
a le sentiment d'entendre un verbe utilisé absolument. Dans Moi,
l'interdite, cela permettait de souligner la brutalité et la
séparation. Au contraire, dans Pagli, au lieu de séparer, ce type
de tournures rapproche et créée une intimité, comme dans il veut [...]
se réveiller et me savoir
, je n'ai pas d'autre endroit
où te vivre
ou encore ce lieu vert [...] nous
refuge
.
Bien que l'histoire se passe dans un lieu et une époque qui ne présentent guère d'ambiguité, cette localisation est faite de façon très subtile (beaucoup plus que dans cette présentation), ce qui rend le propos général assez universel. Bref, je ne vois pas de raison de ne pas lire ce fantabulissime roman !
Du même auteur : voir la bibliographie d'Ananda Devi.
Extrait :
Et puis Mitsy s'est mise à dire des choses encore pires, parce qu'elle ne pouvait plus s'arrêter. Elle est devenue un torrent. La boue qu'elle charriait allait éclabousser toutes les maisons. Le vent s'est levé, un vent sec et corrosif comme ses paroles. Elle continuait à débiter tout ce qu'elle savait des gens, tout ce que les hommes qui avaient visité son lit lui avaient raconté comme dans le secret du confessionnal. Elle disait des noms. Le vent ne couvrait pas ses paroles mais les amplifiait avec des grondements de tonnerre. Tout le village était à présent condamné à sa haine. Sa voix était devenue une force terrible et assourdissante, j'étais obligée de me boucher les oreilles parce que je ne voulais plus entendre ce qu'elle disait, et finalement j'ai été obligée de l'entendre parler de moi, et finalement j'ai été obligée de l'entendre parler de toi, de nous, et de révéler au monde que nous étions deux, et tout d'un coup le silence est tombé parce qu'elle venait de se rendre compte de ce qu'elle avait fait.
Pagli d'Ananda Devi - Continents noirs/Gallimard - 155 pages.
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