Tout commence avec Le cap, la nouvelle titre de ce recueil de sept textes. Dans une ville de vacances de bord de mer, un gamin sert de bon samaritain pour les voisins et amis de sa mère. Lorsque vers la fin de leur nouba, ces derniers sont fins saouls, plus trop capables de mettre un pied devant l'autre, il les ramène chez eux, les couchent sagement dans leur lit. Jusqu'à la prochaine fois. Durant ces trajets plus ou moins aisés et directs, le jeune garçon entend les confessions de ces adultes tous malheureux à leur façon. Un est tourmenté par ses frasques conjugales, une autre angoissée par la vieillesse. Il écoute tout de ces divagations ou lamentations éthyliques. Arrivés à bon port, tous le remercient grandement. Mais aucun, encore moins sa mère ne s'interroge sur ce gamin ayant perdu son père (suicidé) après son retour du Vietnam où il officiait comme médecin. Cette perte et la lecture de ses lettres du front ont fait grandir le gamin un peu plus vite qu'il n'aurait fallu.

Vient ensuite Son nom, une autre histoire de passage. Deux personnes dans une voiture roulent depuis des heures, des jours vers l'ouest. Jones est au volant. Il est ancien marin. Il a rencontré une fille aux cheveux rouges à la station service où elle travaille. Personne autour dans ce trou perdu. Sur un coup de tête, elle décide de l'accompagner sur sa route. Ambiance des grands espaces où Jones et la fille ne sont qu'un tout petit point. Des champs à perte de vue à l'herbe rase sous le soleil brûlant. Est-ce que leur rencontre est le fruit des prières de la fille ? Est-ce le moyen pour elle d'échapper à son environnement étouffant, voir du pays, aller jusqu'au bord du grand océan pour y finir son chemin ?
En tout cas, ils roulent pour gagner de vitesse sur la mort. Une nouvelle qui m'a laissé avec un fort sentiment de tristesse accentué par le fait que jamais le nom de la fille aux cheveux rouges n'est donné.

Et tout l'ensemble du recueil est de la même veine de qualité. Des textes forts sans jouer sur l’extraordinaire, le percutant. Tout les personnages ont des failles. Tout être humain a son trou noir au bord duquel il navigue en espérant ne pas se laisser aspirer.

En fait, ces histoires sont plus des tranches de vies que des nouvelles avec une chute qui tombe bien, définie. L'auteur nous offre ces moments de vie essentiels, subtils de ses personnages, leur passage de la vie à la mort, du statut d'adolescent à celui d'adulte (L'ouaouaron d'Amérique) ou bien le cas de Neal qui perd un bon ami dans un accident de voiture et dans le même temps prend conscience de son futur état de père. (En voiture&nbsp!) C. d'Ambrosio ne juge pas ces hommes et ces femmes. Il nous les offre tels qu'ils sont, simples dans leurs forces, frayeurs et faiblesses, incompréhension, détachement pour se guérir d'une rupture (Nostalgie) ou se préserver de la folie (Jacinta, Père et fils). Tous sont à un point de passage : s'enfoncer ou survivre, autant de caps à franchir.

Une très belle et juste écriture, très américaine aussi, si visuelle qu'elle fleure bon les belles scènes de cinéma. Je verrai bien une adaptation cinématographique de ces nouvelles. Pourtant Charles d'Ambrosio n'écrit pas pour un scénario. Son style est bien loin de cela. Il sait créer une ambiance très particulière pour chacune de ces nouvelles. Le lecteur est totalement happé et entre dans l'histoire, se place aux côtés des personnages, solitaires et taciturnes. Au final, chacun d'eux pourrait être nous.

Une très belle découverte. Un auteur que je compte bien suivre de près.

Dédale

Extrait :

Trois semaines plus tard, après avoir franchi le Mississippi, ils remontaient vers l'Iowa. Tant que Jones avait eu de l'argent, ils avaient couché dans des motels, mangé au restaurant, mené la grande vie. Puis ils commencèrent à dormir, bras et jambes entremêles, sur la banquette arrière de la Belvedere garée sur les aires de repos ou les terrains vagues. Un matin, Jones revenait de la boulangerie avec un pain du levain de la veille payé trente-cinq cents. C'était l'heure bleue et tranquille d'avant l'aube, mais le ciel pâlissait et, par endroits, le goudron se ramollissait déjà sou ses semelles. Dans l'air lourd, les réverbères projetaient une ultime lumière annelée d'un rose déjà terni de jaune. Sur le terrain vague n'était garée qu'une autre voiture dont on avait brisé les vitres  le verre pulvérisé semblait, de loin, ensemencer l'asphalter. Jones s'approcha de la Belvedere et vit la fille soulever lentement sa chevelure de sa tête. Il eut l'impression d’assister à un mystère assorti d'une révélation à rebours, comme si le soleil levant et le jour tout neuf avaient non pas doté mais dépouillé le monde de vision, le laissant exposé et nu. Son crâne était bleu – un secret dévoilé par la lumière. Jones ouvrit la portière de son côté. Elle tenait la perruque rouge ébouriffée sur ses genoux.
« Merde », dit-il. Il s'éloigna et se mit à marcher en rond sur le parking – un petit cercle, à petits pas.
La fille peignait calmement des doigts la perruque posée sur ses genoux. Elle avait compris en l'ôtant que se révéler à Jones forcerait le destin. Elle sentait qu'à cet instant elle connaîtrait Jones, qu'elle le connaîtrait irrévocablement. Elle attendait qu'il épuise son horreur et sa colère, tout en craignant, son calme retrouvé, qu'il ne la renvoie à Carbondale, à la station-service, à son beau-père, à l'église et à ses prières pour une intercession miraculeuse.

Le Cap
Le cap de Charles d'Ambrosiol - Éditions Gallimard - 262 pages
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Michèle Lévy-Bram