Le lecteur inconstant est une réflexion sur l’écriture, la difficulté ou l’impossibilité d’écrire, en particulier une œuvre de fiction quand on a vécu une vie au-delà de la fiction. Le prisonnier Carlos Liscano a pu survivre, échapper à la folie qui s’empara de tant d’autres de ses compagnons grâce à l’écriture, seul monde où il lui était possible de s’évader. Mais son double, l’écrivain Liscano est d’incapable d’écrire sur autre chose que sur lui-même, sa propre expérience, incapable d’inventer de la fiction, ce qu’il nomme histoire créative.

Une issue possible à ce dilemme est trouvée dans le deuxième volet du diptyque Vie du Corbeau blanc dans lequel, s’inspirant d’une fable de Tolstoï, Liscano se transforme en  Corbeau blanc mythomane, se réappropriant à sa manière  les histoires extraordinaires écrites par de grands conteurs, de Melville et son Moby Dick à Edgar Rice Burroughs, l’inventeur de Tarzan, en passant par Homère, Buzzati, Eduardo Acevedo Diaz, Hemingway et d’autres. Ces histoires qu’il fait siennes, le Corbeau blanc (version solaire du Corbeau d’Edgar Poe) les raconte dans un bar de quartier à des habitués de comptoir, corneilles et corbeaux, sceptiques mais curieux et avides d’en apprendre davantage, donnant leur avis, approuvant ou critiquant à la façon d’un chœur antique.

Le Corbeau blanc promène ses auditeurs et ses lecteurs d’une époque à l’autre, traversant les siècles et les espaces géographiques avec une audace et une liberté souveraines, ne craignant ni l’outrance, ni le plagiat. Il ose tout, se permet tout, y compris d’usurper la vie du monstre sacré qu’est encore Carlos Gardel dans les pays du Rio de La  Plata. Ses histoires sont organisées en chapitres, précédés d’un en-tête qui annonce et résume l’action en une parodie des romans classiques. Un exemple au chapitre 3 :

Notre héros prend la mer, rencontre une sorcière qui lui apprend à sauver ses hommes d’un groupe de femmes dangereuses, et est accusé de favoriser le vol de bétail.

Je vous laisse deviner de qui il s’agit….   

De plus, les ruptures de ton, de l’épique au trivial en passant par la parodie de certains styles (comme les  traductions espagnoles d’Homère), les énumérations à la  Perec, sont  un vrai régal pour le lecteur de ces récits recomposés.   
L’ auteur- oiseau apparaît alors comme libéré des affres de la création, puisqu’il  peut s’appuyer sur toute une tradition littéraire  pour rebondir- avec quelle virtuosité ! - et inventer à nouveau.   

Le Lecteur inconstant  et Vie du Corbeau blanc sont enfin un bel hommage à la littérature et à son pouvoir d’évasion et de rêve, source de liberté.

Du même auteur : Le fourgon des fous

Marimile

Extraits :

Je sais avec certitude où et comment j’ai commencé à écrire. Je me rappelle la date : le 1er février 1981. Ce que je ne savais pas ou que je ne m’avouais pas jusqu’à ces derniers temps, c’est que, à partir du moment où j’ai commencé à écrire, j’ai vécu de nombreux mois, années de délire. Un délire que, pour me réconforter, je qualifie de littéraire, mais dont je crois qu’il était un délire tout court, dans le sens que le dictionnaire donne à ce mot. Ce délire correspondit à l’étymologie du mot : incarcéré dans une prison militaire, je sortais du sillon que la vie m’avait réservé. Durant toutes ces années, j’ai divagué, et j’ai eu la raison perturbée par une passion violente. Et je croyais aussi être ce que je n’étais pas, je rêvais d’une situation et d’un luxe qui n’étaient pas à ma portée. C’était donc aussi un délire des grandeurs. Ce que j’aimerais, c’est pouvoir décrire cet état.    
J’ai commencé à écrire il y a vingt-huit ans, dans un cachot. Comme je n’avais rien pour écrire, je me suis mis à rédiger un roman mental. Moi, il me semblait que cette activité était normale. Ou que du moins elle ne détonnait pas avec la situation où je me trouvais : isolement, silence, manque de lumière et d’eau, crasse et sueur, absence de visages et de voix. Quelques mois plus tard, lorsque je suis passé du cachot à une cellule et que j’ai eu de quoi écrire, j’ai entrepris de coucher sur le papier ce roman mental. (Le Lecteur Inconsistant)

D’Arnot et Peteco (alias Tarzan) étaient un peu fatigués de cette accumulation de titres et d’auteurs. « Regarde ça, Pablito, dit Pete,102 Exercices d’espagnol. À quoi ça sert ? » « Ça peut te servir si un jour il te prend l’envie d’aller à Montevideo ou dans des endroits du même genre complètement abandonnés. Mais il vaut mieux que tu n’y ailles pas, Pete. L’Amérique latine est pleine de caïmans, de singes, de dictateurs légendaires et de mauvais romans. De plus, Montevideo est un endroit dangereux, il y’a des gauchos à cheval dans tous les coins. Ils subissent en plein  l’influence des éditeurs européens, qui exigent qu’en Amérique latine il se passe tout le temps des choses fantastiques. C’est pour ça que les Latino-Américains ont la littérature qu’ils ont. Bien plus, les éditeurs latino-américains demandent à leurs écrivains des romans latino-américains au goût du lecteur européen, ce qui ne fait qu’empirer les choses. Les types s’efforcent d’écrire des romans pleins d’histoires fabuleuses et ils pondent ces élucubrations qu’on voit partout. C’est la triste vérité, Pete, les Latino-Américains ne sont pas toujours à la hauteur de leur réputation. Ils essaient d’être exotiques, mais ils n’y arrivent pas. (Vie du Corbeau blanc)  

Le lecteur inconsistant
Le lecteur inconstant
de Carlos Liscano - Éditions Belfond - 358 pages
Traduit de l'espagnol par Martine Breuer et Jean- Marie Saint- Lu