A partir de ses notes de vol, de ses temps de présence dans un fort espagnol perdu dans le Sahara, Saint-Exupéry raconte l'épopée du courrier Sud, de la ligne Toulouse-Buenos-Aires ou Santiago du Chili. Le lecteur monte dans le cockpit aux côtés de Jacques Bernis. Alicante, Gilbraltar, Agadir, la Mauritanie jusqu'à Dakar. Ce sont les escales, la surveillance des vents, les turbulences, un vol parfois uniquement à vue tant à cette époque les cartes étaient peu précises, le temps qui passe en écoutant attentivement le moteur de ces machines à peine fiables et capricieuses, dans la crainte constante d'une panne.

Durant le vol, seul tout là-haut, Bernis se souvient de son retour pour quelques jours à Paris, de sa difficulté de revenir à la ville après de si longues absences. Tous ces gens de la ville, « tous étaient prisonniers d'eux-mêmes, limités par ce frein obscur et non comme lui, ce fugitif, cet enfant pauvre, ce magicien. » Après deux ans d'Afrique, « il prenait pied sur un vrai sol, archange triste. »

Il rêve encore de sa conquête de Geneviève, une femme mariée. Alors qu'ils étaient partis s'aimer ailleurs, loin de tout, rêvant de commencer une nouvelle vie tous les deux, Bernis réalise combien sa façon de vivre, son métier plus qu'aventureux, dangereux ne peut convenir à une femme comme Geneviève. Ils se résoudront à revenir à Paris  Geneviève à retrouver sa place auprès de son mari aussi ennuyeux soit-il. On ne pourra s'empêcher de faire le parallèle avec les amours de l'auteur avec Louise de Vilmorin. Pour les mêmes raisons, elle rompra leurs fiançailles.

Tout cela est conté avec une écriture si particulière, une écriture si blanche, presque sèche tant Saint-Exupéry l'a voulue épurée. Elle est délibérément limitée à l'essentiel, à la poésie intrinsèque des mots, des images, des paysages survolés en phrases hachées de virgules ou brèves comme un rapport sur ce qu'un pilote aperçoit sous ses ailes. Une écriture au présent comme pour dire l'instant et à l'imparfait, ce temps des autres, celui de ceux d'en bas. Rarement je n'ai lu un auteur sachant si bien parlé du désert.

C'est sobre, aventureux, plein de la beauté du monde. Magnifique.

Du même auteur : Vol de nuit

Dédale

Extrait :

Maintenant, engourdi, il rêve. Le sol de si haut paraît immobile. Le Sahara de sable jaune mord sur une mer bleue comme un trottoir interminable. Bernis bon ouvrier ramène cette côte qui dérive à droite, glisse en travers, dans l'alignement du moteur. A chaque virage de l'Afrique, il incline doucement l'avion. Encore deux mille kilomètres avant Dakar.
Devant lui, l'éclatante blancheur de ce territoire insoumis. Parfois le roc est nu. Le vent a balayé le sable, çà et là, en dunes régulières. L'air immobile a pris l'avion comme une gangue. Nul tangage, nul roulis et, de si haut, nul déplacement du paysage. Serré dans le vent l'avion dure. Port-Étienne, première escale, n'est pas inscrite dans l'espace mais dans le temps, et Bernis regarde sa montre. Six heures encore d'immobilité et de silence, puis on sort de l'avion comme d'une chrysalide. Le monde est neuf.
Bernis regarde cette montre par quoi s'opère un tel miracle. Puis le compte-tours immobile. Si cette aiguille lâche son chiffre, si la panne livre l'homme au sable, le temps et les distances prendront un sens nouveau et qu'il ne conçoit même pas. Il voyage dans une quatrième dimension.
Il connaît pourtant cet étouffement. Nous l'avons tous connu. Tant d'images coulaient dans nos yeux : nous sommes prisonniers d'une seule, qui pèse le poids vrai de ses dunes, de son soleil, de son silence. Un monde sur nous s'est échoué. Nos sommes faibles, armés de gestes qui feront tout juste, la nuit venue, fuir des gazelles. Armés de voix qui ne porteraient pas à trois cent mètres et ne sauraient toucher des hommes. Nous sommes tous tombés un jour dans cette planète inconnue.

Courrier Sud
Courrier Sud de Antoine de Saint-Exupéry - Éditions Gallimard - 228 pages