Le lien commun entre les quatre protagonistes qui ne se connaissent pas, séparés par l’espace et le temps, est un énorme bureau pourvu de 19 tiroirs, dont un fermé à clef, qui aurait appartenu à Garcia Lorca, (le fait est mentionné sans plus, mais ajoute du mystère à l’histoire) et qui passe de main en main si l’on peut dire, de maison en maison, de pays en pays.

Il a sa fonction première, utilitaire : sur ce bureau écrivent les différents personnages, romanciers ou poètes. Mais c’est aussi un objet – témoin d’une histoire terrible, celle de la spoliation des Juifs en Hongrie et ailleurs par les Nazis, un objet lié à la mort, celle du père de l’antiquaire qui consacre sa vie à la récupération des biens volés par ces derniers, celle de Lotte la poétesse de Londres, celle du jeune poète chilien Daniel Varsky assassiné sous Pinochet.

Ce meuble écrase aussi les vivants, les paralyse, car trop chargé de passé. Dans la « Grande Maison », nom métaphorique donné par les Hébreux à la ville de Jérusalem, comme le révèle la romancière elle-même, les objets outre le bureau, ont une grande importance et l’auteure s’attache à décrire minutieusement les lieux de vie, les appartements, les maisons où vivent ou tentent de survivre les personnages. Eux sont enfermés en eux-mêmes, communiquent difficilement avec les autres : la solitude, le non-partage, la perte, le deuil sont leur lot.
Cette solitude revêt des formes différentes pour chacun, que ce soit celle mal assumée de Nadia l’écrivaine de New- York, celle d’Aaron l’Israélien qui à Jérusalem tente désespérément de renouer des liens avec son fils (c’est l’histoire qui m’a le plus touchée), celle d’un mari qui à Londres découvre sur le tard que sa femme Lotte lui a caché des pans entiers de sa vie, celle enfin d’Isabel jeune étudiante à Oxford, amoureuse de Yoav, prisonnier d’un père trop obsédé par son propre passé pour pouvoir en libérer ses enfants.

On sent dans ce roman très maîtrisé, puissant et envoûtant, difficile à résumer, tout le poids de l’Histoire et de la mémoire, mais aussi l’importance de la transmission. Les quatre récits éclatés se recomposent plus ou moins à la fin, sans s’emboîter complètement comme dans un puzzle. L’auteure sait laisser une part de mystère au lecteur. Bref, un grand roman.

Marimile

Extrait :

Elle vivait seule avec le bureau quand je fis sa connaissance, dis-je à mi-voix. Il la dominait et occupait la moitié de la pièce. Weisz inclina la tête, ses yeux noirs et lisses étincelèrent : lui aussi le voyait se dresser devant lui. Lentement, comme à l’encre noire, avec des lignes simples, je lui dessinai un portrait du bureau et de la pièce sur laquelle il régnait. Et tandis que je parlai, quelque chose se passa. Je percevais quelque chose qui planait à la lisière de mon entendement et que la présence de Weisz rendait plus proche, quelque chose que je devinais mais que je ne pouvais vraiment saisir. Il aspirait l’air autour de lui, chuchotai-je, m’efforçant d’accéder à une compréhension juste hors de ma portée. Nous vivions dans son ombre. C’était comme si elle m’avait été prêtée des profondeurs des ténèbres, dis-je, auxquelles elle appartiendrait toujours. Comme si… et à cet instant, un éclair incandescent brilla en moi, et lorsqu’il s’éteignit et que tout redevint noir, je ressentis le soudain apaisement de la lucidité. On eût dit que la mort elle-même vivait dans cette pièce minuscule avec nous, menaçant de nous écraser, murmurai-je. La mort qui investissait tous les coins de cette pièce et nous laissait si peu d’espace.

La grande maison
La grande maison de Nicole Krauss - Éditions de L'Olivier - 334 pages
Traduit de l'anglais par Paule Guivarch.