Depuis des siècles, le Processeur régente la vie de la Bulle. Lorsqu'il tombe en panne, c'est le chaos assuré.
Trois citoyens vont tenter, à leur manière, d'alerter leurs compatriotes et de percer les secrets de la Bulle, du Processeur et de leur survie.

Sean, un artiste drogué qui ne vit que pour la musique, un proche des opposants au Processeur. Ange, l'une des membres des forces de l'ordre, prête au sacrifice ultime pour son idéal. Gina, ingénieure ambitieuse aux relations plus que douteuses avec le Processeur. Tous trois vont affronter à leur propre échelle l'abandon lié à la panne, les secrets lourds de siècles d'ignorance et de survie innocente.
Et peut-être trouver un sens à leur propre vie.

Raphaël Granier de Cassagnac est un jeune auteur français qui signe ici son premier vrai roman. Vrai roman, car il a en effet déjà collaboré à d'autres ouvrages de la collection Ourobores de Mnémos dont il est le chef de collection.

Il brosse, avec une plume fluide, les paysages limités d'un monde à l'agonie dans un univers post-apocalyptique où l'être humain n'a sans doute plus sa place. Comment en est-on arrivé là, c'est tout le propos de l'ouvrage et la quête des trois héros.

Trois héros pour une narration à trois voix. Chaque chapitre alternant avec le point de vue de l'un ou l'autre, toujours dans le même ordre. Donc pas de surprise, mais beaucoup de cliffhangers qui poussent à la lecture, pour en savoir toujours plus, toujours plus loin, plus vite, jusqu'à la dernière page. Certes, pour des lecteurs avertis, certains passages sont un peu "obligés" et frôlent le déjà-vu, mais dans l'ensemble le roman est dirigé avec maëstria et un sens aiguë de la mise en scène (cf les passages de Sean...) qui n'est pas sans rappeler un certain Laurent Poujois et son Ange Blond, avec cependant une écriture cinématographique moins prégnante.

Pour autant, l'univers est complexe, solide, viable (même dans un univers post-apo) et intéressant à plus d'un titre pour notre quotidien puisqu'il amène des questions pertinente sur notre relation à l'autre, à l'autorité et remet en cause notre propre implication écologique dans les catastrophes qui se profilent. Sans être catastrophiste ni militant écolo fanatique. Il s'agit juste, en lisant entre les lignes, de pointer du doigt quelques failles et d'appuyer là où, potentiellement, ça fait mal.

Prévu comme un one-shot, avec une vraie conclusion, l'univers est cependant suffisamment vaste et ouvert pour laisser présager d'autres incursions. D'ailleurs, l'auteur est en phase d'écriture d'une préquelle et les quelques infos qu'il a donné sur son travail laissent présager du meilleur. Encore de belles découvertes en perspective !

Un roman plutôt orienté adulte qui se lit avec un certain plaisir. Voire même avec avidité une fois que l'histoire a pris. Et qui ne demande qu'à être connu et partagé. Et puis un auteur à suivre, sans aucun doute.

Cœur de chêne

Extrait :

Pour la première fois depuis des mois, j'essayai d'ouvrir mon hublot. Il résista quelques minutes, grippé par la rouille. Mais finalement, l'air frais s'engouffra dans ma cellule en même temps que les bruits nouveaux qui m'avaient enchanté une heure et demie plus tôt et m'angoissaient maintenant. Je passais les épaules et la tête dans l'ouverture, bientôt rejoint par Kyra, qui dut coller son corps nu contre le mien, nu également, pour espérer voir ce qui se déroulait à l'extérieur. Cent mètres plus bas — j'habitais alors au trente et unième étage — la rue était pleine de monde, et la rumeur de vives discussions s'élevait jusqu'à nous. Un attroupement s'était formé autour d'un glisseur d'assistance policière, vraisemblablement inanimé.
«Bonjour voisins, nous lança un type du trente-troisième.
— Bonjour, répondis-je en me contorsionnant pour le regarder, sans le reconnaître.
— Vous êtes déconnectés chez vous également ?
— Oui, lui répondis-je simplement.
— Vous pensez que c'est grave ?
— Ça a l'air d'une panne générale
— J'espère que ça ne va pas durer.
— Qui sait ?
— Vous allez faire quoi, vous ?
— Je ne sais pas. Descendre, essayer d'en savoir plus.
— Bonne idée ! Au revoir, voisin.
— Au revoir.»
Nous rentrâmes dans ma cellule, Kyra qui m'avait d'abord pris pour un déconnecté, venait de comprendre l'ampleur du problème. "Je te suis", me dit-elle en ramassant ses fringues. Sa voix tremblait. Elle avait peur d'affronter seule l'inconnu. Moi aussi, je devais bien l'admettre. Mais en même temps, je ressentais une certaine excitation à l'idée que tout pouvait changer. Nous nous habillâmes rapidement et sortîmes de ma cellule. En attendant l'ascenseur, Kyra me demanda, inquiète :
«Sean, ce n'est pas possible, dis-moi que je rêve.
— Non, tu ne rêves pas. Le Processeur est en panne.»

Eternity incorporated

Eternity Incorporated de Raphaël Granier de Cassagnac - Éditions Mnémos - 271 pages