Il faut voir comment il materne ses poulains, les secoue à bon escient, les réconforte dans leurs soucis quotidiens, les redynamise quand le doute s’installe et que les mots ne viennent plus. Bref il est l’âme de cette maison, le maître d’œuvre, guetté par les jeunes loups qui convoitent sa place.
Marié avec Hélène depuis fort longtemps, père de deux fils qu’il ne fait que croiser dans les couloirs de son grand appartement à deux pas de son bureau.
Il semblerait que tout lui sourit. Que se passe-t-il donc, que lui arrive t-il pour que chaque soir il cherche le sommeil dans l’alcool mondain et les cachets ?
Entouré par sa famille, passée de l’attention de sa mère Madame Benoît Magellan dont il dit « son visage s’aiguise et ses hanches percheronnent » à celle de son épouse, discrète, raffinée. « Elle était moqueuse autrefois. Maintenant, elle se contente de se taire dans son coin, en éveil, suivant la conversation des yeux, croirait-on, attentive à ne froisser personne. »

Voilà, il a croisé la route de Marie, jeune femme, de 20 ans, et depuis il ne vit plus ne dort plus, s’échappant de temps en temps au gré d’un congrès pour aller la retrouver .C’est son feu, sa flamme, sa passion, son obsession. Bref il ne vit plus.
Ce matin, il se lève et décide de… Il ne sait pas encore.

François Nourrissier, qui nous a quittés en 2011, nous livre là un texte d’une force, d’une violence fabuleuse. Les mots claquent, vous fustigent, vous vous prenez en pleine poire les états d’âme de Benoît et vous assistez impuissants à son mal-être, à ses tergiversations qui l’amèneront à…
Bref, de la grande, très grande ouvrage qui gagne à être connue et reconnue à sa juste valeur. Ce livre a obtenu le prix Fémina 1970.

Sylvaine

Extrait :

Il faut. Il faut quoi ? Rien, laissez-le encore un instant. Tassé dans les relents de sa nuit, laissez-le. Il faut. Il va falloir. Regardez-le tirer le drap par dessus lui, s’arrondir, grognonner, vieux clébard obstiné à s’enfoncer dans un reste de silence et de noir. Sur les gravures on voit un rai de lumière descendre, se poser sur le front du héros qui feint en roupillant de chasser, mouche de soleil et de chaleur, l’importune. Et dans le soleil dansent bien entendu les poussières. Ailleurs, sur les gravures, dans les livres. Ici, les rideaux mal tirés ne laissent couler que du grisâtre et du laiteux, mais aveuglants. Ça tape déjà, dehors. Et le bruit. Non, laissez-le encore un instant. Comment croit-il s’en tirer, l’imbécile ? Il fait ce geste de la main, un geste pour rien, en l’air, qui devait naguère émouvoir les belles. Sais-tu que tu as l’air d’un vrai bébé quand tu dors ? Ouais. Couvert de poils le bébé. Luisant de peau. Et fort d’haleine : on dirait que puent ces grattements loin derrière la gorge, le front, le nez, ronflements d’éveillé, raclements du vieux fumeur. Il se ramasse un peu plus encore, en Z, en chien de fusil, en fœtus géant dont le lit serait le ventre et la chambre obscure, la mère. Buveur qui cuve, homme quelconque, solitaire indifférent désormais aux jolies compagnes et aux matins triomphants ?

La Crève
La crève de François Nourrissier - Éditions Le Livre de Poche - 192 pages