Il y a du Bérénice et du Titus dans ces deux personnages de Malek et David. La tragédie antique n'est pas loin. Deux êtres qui s'aiment plus que de raison devront se séparer pour d'impérieuses contraintes : la morale, l’opprobre de leurs familles et communautés respectives. Malek ne comprendra pas la décision de David. « Comment excuser un tel forfait dont on adore l'auteur ? »
Il faut se faire une raison, Malek ne pourra pas vivre auprès de David. Ce dernier est au supplice à chaque seconde. Comment survivre à son amour ? « Comment la croire morte alors que je la désirais toujours, alors que j'en pleurais de désir ? » Puis viennent la colère et la culpabilité.
Bon, j'avoue qu'il est peut être attendu que le lecteur compatisse au drame de David. Mais franchement, je n'ai pas pu. Il avait tout de même renvoyé Malek à sa famille pour complaire sa sienne et son peuple ! Elle qui lui avait tout donné, elle rejetée par sa famille, supportant la honte jetée sur elle comme sur une fille de rien.
Malek, la belle intelligente et lucide, accrochée à son besoin viscéral d'écriture et par là même son besoin d'indépendance, de liberté, était déjà un sujet de courroux pour sa famille. Il ne faut pas oublier non plus le poids des femmes, les mères et tantes comme autant de marieuses. C. Boidé ne tombe pas dans le mélo, elle donne à voir ce couple selon les différents points de vue, le poids des conventions, des religions, de la politique dans un pays qui explose comme un volcan brûlant.
Plus tard, avec sa femme Léa et sa fille Esther, David vivra à Batna. Il tentera de se faire une nouvelle vie, même s'il garde toujours en lui, en son cœur la belle Malek.
Ce qui à mon sens rend plus intéressant cette histoire, c'est que l'auteur insère via les notes de David des petits flashs sur la vie courante en Algérie entre avril 1955 à mai 1962. David tient toujours son cahier où il note des choses vues et ressenties, ces petits actes de la vie de tous les jours sans Malek, sa vie à Batna au milieu des européens et des arabes. Des petits morceaux choisis d'une vie où la concorde était possible.
Les famille Cohen et Ben Batouche partagent la même cour intérieure. Les chambres sont séparées par de légers rideaux. Dans la cour, les épouses juive et arabe frottent leur lessive et pilent les épices pendant que leurs époux sur le balcon battent les cartes.
Cette vie ensemble entre membres des différentes communautés aurait pu être encore si douce. Mais la guerre s'annonce avec sa cohorte de meurtres, d'actes de terrorismes aveugles frappant dans chaque camp.
Les actes de terrorisme se multiplient dans les Aurès, des musulmans pro-européens sont poignardés, le gouvernement français votre l'état d'urgence.
Les impurs sont loin d'être une nouvelle version des célèbres Roméo et Juliette. C'est tout un pan de vie en Algérie, d'une paix millénaire entre juifs et arables que l'auteur donne à comprendre en mots choisis, sensibilité et sensualité.
Une jolie découverte.
Dédale
Extrait :
Chaque jour, à l'atelier, j'attendais Malek. Elle me rejoignait vers dix-sept heures, une fois sortie de la bibliothèque. Un peu avant, je laissais le meuble en cours et rêvais, couché sur le dos dans un tas de copeaux, à écouter le silence, le sang battre dans mes veines en espérant qu'elle frappe.
Les Juifs et les Arabes se fréquentaient beaucoup à cette époque. Ils partageaient leurs appartements, leurs fêtes, leurs tables, leurs vies en somme, au risque d'être intrusifs parfois, alors Malek ne se cachait pas pour venir me retrouver. Si elle avait voulu tenir nos rencontres absolument secrètes, elle ne l'aurait pas pu car la vie se déroulait dehors en Algérie, dans les rues, sur les perrons, devant les vitrines des magasins, où il y avait toujours des rassemblements de familles et de vieillards, à causer aux creux des portes. C'était le cas devant les fenêtres de mon atelier comme partout ailleurs.
Au fil des semaines, les voisins se sont doutés que notre relation était bien davantage qu'une simple amitié, la récurrence de nos rencontres a l'atelier parlait pour nous. Et le soir, les plus inquisiteurs d'entre eux – au premier rang desquels le couple Benaïd dont l'épouse était cousine de mon père – s'apercevaient que Malek ne ressortait pas de la nuit. Ils en faisaient le récit le lendemain par téléphone à mes parents, comme ma sœur Mentine me le confia plus tard.
A la longue, les regards sur nous devinrent pesants les appels des mes parents, plus fréquents. Ils ne me parlaient jamais directement de ce qu'ils devaient considérer comme une aventure mais je décelais dans leurs paroles le ton du reproche. J'évitais d'y réfléchir, de même que j'écartais de mon esprit d'autres questions où je pressentais une menace pour l'avenir.
Les impurs de Caroline Boidé - Éditions Serge Safran - 159 pages
Commentaires
mardi 1 mai 2012 à 11h27
Je ne connaissais ni Caroline Boidé, ni les Éditions Serge Safran. Voilà un regard très éclairant sur les rapports entre les Musulmans et les Juifs dans l'Algérie des années 50. Qui complète bien les documentaires que l'on peut voir actuellement sur l'anniversaire de l'indépendance de l'Algérie - dont on n'a pas fini de parler après toutes ces années de silence - mais ici vu de l'intérieur au travers des relations de deux personnages, c'est toujours un point de vue plus complet puisque "vu du dedans". Ce billet donne envie de s'y plonger.
mercredi 2 mai 2012 à 08h54
Exactement, Alice-Ange. C'est la guerre d'Algérie vue du dedans comme tu les dis. Et l'auteur insère des point plus "historiques" de temps en temps, via les notes de David, sans que son histoire soit trop plombée par des dates. Cela reste un roman et non un essai historique (pour cela je conseille la lecture des ouvrages de Benjamin Stora) sur cette guerre.
Quant aux Éditions Serge Safran, je les ai découvertes avec les Nouvelles vénitiennes de Dominique Paravel (un petit bijou) et aussi avec La maison Matchaiev de Stanislas Wails.
Une maison S. Safran que je compte suivre attentivement.