Adam, jeune financier de vingt-deux ans, épouse Cynthia à Pittsburgh. Dès le premier chapitre J. Dee campe les deux personnages principaux du roman de manière fracassante. Ils font un mariage de rêve, dans un lieu avec des accents exotiques puisqu’ils ont quitté leur New-York pour rejoindre la ville de leur beau-père : ce sera la seule entorse à la règle de conduite qu’ils se seront fixés de ne jamais regarder en arrière, de ne pas considérer cette famille d’avant (leurs parents et grands-parents) mais de constituer à eux seuls une famille mythique autour de qui le monde tourne.

Quand ils sont au contact l’un de l’autre, personne d’autre ne peut les toucher. Leur enfance, leurs familles, tout ce qui les a façonnés est maintenant derrière eux et le restera désormais.

Adam et Cynthia ont donc en commun un foi vibrante en leur avenir, et l’avenir va leur donner raison, « non pas comme donnée variable, mais comme but tout ce que New-York leur faisait miroiter de la vie de ceux qui avaient vraiment réussi suscitait chez eux moins d’envie que d’impatience. »
Leur confiance aveugle en l’avenir est ce qui les relie le plus profondément : « Entre autres, ce qui faisait qu’ils s’entendaient si bien ensemble, c’est qu’Adam avait toujours ressenti qu’ils étaient dotés de ce talent commun pour abandonner les choses derrière eux. A quoi bon revenir en arrière et aller les rechercher ? »

Ce roman de trois cents pages va décrire leur évolution au fil du temps : à la trentaine, Cynthia élève leurs deux enfants, April et Jonas, pendant que Adam transforme tout ce qu’il touche en profit. Engagé par un fonds spéculatif dont le directeur le considère comme son propre fils, il tire parti d’informations glanées dans les milieux d’affaires pour racheter et vendre des entreprises au gré des fluctuations du marché.

A la quarantaine, Adam et Cynthia sont multi-millionnaires : Adam a quitté son fonds d’investissement pour monter le sien, et son charisme « à la Murdoch » fait que tout le milieu financier a envie de lui confier ses économies, puisque tout ce qu’il touche se transforme automatiquement en investissement gagnant. Mais Adam et Cynthia jouent aussi les Robin des Bois en créant une fondation qui porte le prénom de Cynthia et ils deviennent la première organisation caritative de New York : le « charity business » se porte bien…

Alors, que deviennent les riches ? Ce qui est très fort dans ce roman c’est que Jonathan Dee ne juge pas. Il ne fait ni un essai sociologique ni un pamphlet politique : il les décrit de l’intérieur, et il y réussit parfaitement.

On s’attend à ce qu’ils chutent. Adam, avec sa réussite insolente, va tomber pour délit d’initiés. Il faut dire que tous ses placements ne sont pas complètement honnêtes, et qu’il maîtrise complètement le mécanisme des paradis fiscaux. Ou bien, avec sa forme éblouissante, il va tromper sa femme et ce sera la fin du couple. Ou bien encore Cynthia, qui consulte un psy « parce que tout le monde le fait » va vieillir et ne sera plus aussi séduisante qu’elle l’est encore à quarante ans.
Et bien non. Pas de morale dans ce roman, pas de rédemption par le malheur ou la peine, ils sont beaux riches puissants, et le demeurent jusqu’au bout.

Alors, heureux les riches ? Pas si sûr néanmoins. La faille provient des enfants : April devient une sorte de « Paris Hilton » enchaînant alcoolisme et drogue, à l’image de ses starlettes People ultra médiatisées décrites dans le dernier roman de Jean Rolin, Le ravissement de Britney Spears, qui ne savent plus trouver un sens à leur vie. Jonas s’est tourné vers la vie de bohème, après avoir fondé un groupe de rock dans lequel il est un guitariste épris de country, groupe qu’il a baptisé Les privilèges - clin d’œil au titre bien sûr. Il rejette son image de « fils de multimilliardaire pétri de haine de soi » mais pour combien de temps ? Quand on est dans un milieu où on s’achète un Picasso comme d’autres un poster, tout est faussé.

Et peut-on vraiment parler de famille ? April et Jonas ne connaissent pas leurs grands-parents. Adolescents, ils déambulent ultra-indépendants dans le loft au-dessous de leurs parents dans un espace où on ne sait pas ce que font les uns et les autres. Et quand Cynthia, apprenant que son père agonise dans une clinique, découvre à son chevet une belle-mère inconnue et encombrante, sa seule réponse est celle qu’elle a toujours eu, à savoir l’argent : moyennant la coquette somme de cent mille dollars, la pseudo belle-mère va débarrasser le plancher pour laisser Cynthia seule en tête-à-tête avec son père.

La morale, s’il y en avait une, serait donc bien que la richesse coupe totalement les privilégiés de la réalité du monde, à l’image de ce personnage secondaire de demi-sœur de Cynthia : « Tu n'as pas souffert un seul jour de ta vie, fulmine ainsi la demi-sœur de Cynthia, moins gâtée qu'elle par la vie. Tout ce que tu as voulu, tu l'as toujours obtenu. Et maintenant tes gosses grandissent de la même façon. Comme une petite classe régnante. C'est effrayant ».

Quoi qu’il en soit avec Les Privilèges, Jonathan réalise le portrait complet d’une réussite insolente. Pari parfaitement réussi.

Alice-Ange

Extrait :

Il vit que Barron’s recommandait vivement la vente sur des actions pharmaceutiques appelées Amity. Il jugeait depuis longtemps que Barron’s manquait tragiquement d’imagination et décida de s’amuser à leur donner tort. Il acheta dix mille actions, qu’il revendit une semaine plus tard avec une perte nette de quatre cent quatre-vingt mille dollars.
Cynthia ne savait rien de tout cela, et si elle l’avait su, son inquiétude aurait été disproportionnée parce qu’elle n’avait aucune idée de la quantité d’argent qu’Adam avait réussi à placer sur des comptes dont elle ignorait l’existence. Il ne voyait pas comment justifier un petit voyage à Anguilla en solo alors que les vacances de printemps commençaient dans moins d’un mois et il lui fallait donc ronger son frein et attendre. Il lança l’idée que ce serait peut-être leur dernier voyage. Il dit qu’il en avait fait le tour et qu’il avait envie d’explorer d’autres endroits, peut-être le Pacifique Sud. Elle le crut. Tout ce montage, se rappelait-il à lui-même, avait été réalisé pour elle, et il se trouvait qu’il avait fonctionné exactement comme il l’avait espéré : il l’avait vu enlisée et malheureuse, et il n’avait pas pu le supporter  il s’était représenté la vie qu’il voulait leur offrir, mais elle ne se concrétisait pas assez vite et il avait fait ce qu’il fallait pour accélérer les choses, pour les conduire, intacts, en ce lieu sans limites qu’elle méritait et dont il avait toujours su qu’ils l’occuperaient. Ce n’était pas la richesse en soi. C’était une vie en grand, une vie plus vaste que nature. L’argent n’était qu’un simple instrument

Les privilèges
Les privilèges de Jonathan Dee - Éditions Plon - 307 pages
traduit de l'anglais par Elisabeth Peellaert.